Le Voluptueux Voyage | Page 7

Marie-Aimery de Cominges
Göschenen! Le tunnel déjà! Et même pas cinq
minutes d'arrêt pour se préparer à passer sous ce terrible amas de
rochers et de glace!... Mes sels! où sont mes sels de lavande?
Elle fouilla nerveusement le sac jaune.--Aurai-je le temps seulement de
les sortir?... J'ai peut-être le coeur malade, qu'est-ce qu'on sait, après
tous les malheurs que j'ai eus! J'ai lu dans un journal que l'air de ce
tunnel était si lourd, si oppressant, si méphitique... Ah! mon Dieu! nous
voilà déjà dans le trou et je ne trouve pas mes sels, quelle fatalité! Ah
si... enfin!
Et au moment où elle les portait à son nez, le jour réapparaissait.
Un soleil printanier éclatait, enflammant les glaciers du versant italien;
il répandait de l'argent liquide sur les pics froids, assis en rond comme
des juges.
Ils étaient beaux et peu sympathiques. Avertie, intimidée, détourna les
yeux; elle finissait par se croire coupable.
Mais le train, à toute vitesse, l'emporta loin de ces monstres. Lointains,
couronnés de légers nuages, ils lui parurent plus accessibles. Floche,
elle, prenait activement des notes:--«Je dis: Versant français--côté
ingénieurs. Versant italien: nature et poésie!!»
Et quand, par-dessus son épaule, Avertie lut ces lignes: «Nature et
poésie», elle se trouva une toute petite chose à côté de la simple Floche.
Ces mots roulèrent plusieurs fois dans sa bouche avec la saveur d'un
bonbon acidulé. «Nature et poésie!» que dire de plus? Rien que ce nom
Bellinzona, n'est-ce pas déjà une romance? Et cette langue si sensuelle,
faite surtout de consonnes pour être plus douce dans la bouche et aux
oreilles! Et ce temps de printemps étourdissant, quelle bénédiction!
C'était donc tout cela l'Italie?
Déjà des rosés aux murs des villages. Avertie ajusta son face-à-main.
De quelle espèce? Multiflora! Maniaque, elle ne pouvait voir une plante
sans l'affubler d'une désignation classique de catalogue. Sa passion
pour la nature et la botanique l'obsédait; elle écrasait ses amies de son

savoir en citant les titres ronflants, colorés, barbares, latins, dont elle
affublait les plantes. Elle plaignait tout le monde, et Floche aujourd'hui,
de ne pas goûter l'intimité des herbes qu'on appelle par leurs noms.
À Chiasso, le bruit se répandit que le train allait stopper. C'était la
frontière, la douane italienne et la grève des Ferrovieri. Quelques
militaires traînaient déjà dans la gare pour en témoigner. Floche se
lamentait. Les douaniers, moustachus, clamèrent en sonores paroles la
visite des bagages. Clefs en mains, Avertie descendait, lorsqu'elle
s'entendit appeler doucement par son nom de jeune fille... Étrange
sensation qui lui donna, en un instant, dix ans de moins. Elle se
retourna et se trouva en présence de deux jeunes femmes à l'air affable
et étranger.
--Mais oui, Josepha, c'est elle! et les voix s'éteignirent dans des
embrassades.
--Comment, Altesses! par quel curieux hasard nous retrouvons-nous à
Chiasso?
Les princesses expliquèrent leur voyage vers un oncle mourant. Elles
parlaient d'Edouard, de Guillaume, d'Humbert et de François-Joseph,
tous têtes couronnées, comme Avertie eût parlé de ses frères et cousins;
c'était étrange, cette familiarité dynastique et prénominale sur le quai de
Chiasso.
Jamais ces trois jeunes femmes ne s'étaient revues depuis le couvent, où
Avertie avait été leur respectueuse et assez flattée petite amie.
Elle se rappelait les dimanches passés chez la Reine exilée, à Passy, où
les Princesses montraient avec orgueil, dans le pavillon isolé du roi leur
père, les drapeaux nombreux jadis enlevés aux régiments de
l'usurpateur, fanés, salis, troués de balles, tachés de sang, même.
Avertie en avait la chair de poule tant elle se croyait dans le
merveilleux épique. Puis c'était encore une suite de cadres où, sous
verre, s'alignaient des pièces de monnaies de toutes grandeurs et
percées également au milieu d'un coup de pistolet. Le Roi, tireur
émérite, avait collectionné ces petites gloires à côté des grandes. Son

immense portrait, qui centrait la salle, le représentait en uniforme de
général, don Juan bellâtre, et un peu épais. Avertie, enfant, l'eût
souhaité plus mince, plus théâtral encore, plus Prince de Légende. Mais
l'uniforme brillant, les trophées ensanglantés, les damas somptueux
tendus aux murs en faisaient, pour son imagination de neuf ans, un
héros tout de même assez fabuleux.
Dans ces temps-là, les journées de congé, passées à Passy,
commençaient toujours par des parties de cache-cache. Puis on allait
dans la chambre des Princesses, grande pièce blanche et nue, dont
l'odeur acre et fade de renfermé, si particulière aux chambres d'enfants,
soulevait parfois le coeur d'Avertie. Trois petits lits en fer, laqués blanc,
s'alignaient le long du mur et une grosse couronne royale aux fleurs de
lys d'or leur servait de baldaquin.
Rien qu'en regardant ses anciennes compagnes, tous ses souvenirs se
précisèrent nettement. Doña Josepha, dans l'amabilité du sourire, faisait
renaître ses enfantines fossettes, tandis que Doña Alicia s'intéressait
avec grâce à la vie d'Avertie. Leurs délicieuses manières étaient
comparables à
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 58
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.