je n'ai pas faim du tout!
--Pardon... est-ce l'enchaînement de vos idées qui vous amène à ne pas
déjeuner?
--Vous dites? Enchaînement de mes idées? Ah! je comprends! Mon
avarice? Au reste, je n'ai pas honte de vous l'avouer, maigrir et tondre
sur un oeuf sont deux préoccupations qui ne me quittent jamais.
--Enchantée de l'apprendre; vous ferez dorénavant les commissions.
--Vous n'y pensez pas! Et mon petit sac que je ne peux quitter!
--Quoi! un sac? quel sac? (elle cherche le Carlin de l'oeil).
--Oui, celui-ci, ce tout petit! Ne me grondez pas... j'y ai mis mon argent,
et seulement les deux lettres que je possède d'Altmar.
--Vous m'agacez. Vous n'êtes qu'une folle!
--Pas tant que cela, pas tant que cela! Croyez-vous que je ne sais pas
qu'Altmar est riche? Je le cultive surtout pour ses cadeaux, ses
automobiles, ses loges, ses billets de théâtre et de courses. Car, pour ce
qui est des «mélanges de salive»... voyez-vous, j'en ai soupé!
Et Floche regarda tristement le Seeligberg et le lac des Quatre-Cantons,
comme quelqu'un qui n'aura plus jamais de soupe. Ensuite, elle finit par
se pâmer avec l'exagération qu'elle apportait à tout, à propos de l'eau,
des reflets, des tons, du monument de Schiller... et s'adressant au
pseudo-Berlinois:
--Monsieur, savez-vous si c'est le tombeau de Schiller?
--Non, Madame, c'est seulement son coeur qui est là.
--Ah! son coeur qui est là! Le coeur d'un si grand homme, d'un tel
poète!... Ils l'ont arraché, son coeur, de son corps mort, les cruels! Et ils
l'ont fourré là, dans cette énorme pierre froide au bord du lac. Ce
pauvre coeur! Quelle poétique invention, Monsieur! Il n'y a que les
Allemands pour avoir une telle sensibilité. Ah! l'amour, l'amour!
Certainement, Altmar me lâchera... je suis d'une nature si peu
attachante. Je suis joliment malheureuse, allez.
--Ce pauvre Altmar, reprit Avertie, vous lui faites du tort puisqu'il n'a
pas encore eu l'idée de vous aimer.
--Mais rien que ça, c'est affreux, et ça suffit pour empoisonner mon
voyage!
Le lac était froid, gris et sec de ton à cette heure matinale, dans une
petite brume commune.
Avertie attendait, comme au théâtre, l'apothéose finale, les beautés du
Gothard qu'elle escomptait pour la remettre de bonne humeur; mais
quand elle les eut, là, sous les yeux, dans leur sévérité verte, crue et
pierreuse, étroites et profondes, telles les âmes de Port-Royal--sauf
toutefois la couleur verte--elle ne put les aimer. Cela l'ennuyait,
l'ennuyait prodigieusement, autant que de la mauvaise peinture.
--Etes-vous assez dénigrante, ma chère! disait Floche d'un ton de
reproche. Ces neiges éternelles, ces pics grandioses, cette nature
bouleversée, cette prodigieuse création de voie ferrée, ces «sept
révolutions du tracé», cela ne vous chambarde donc pas?... Et quand on
pense que c'est nous, les humains, qui avons trouvé le truc pour
terrasser ces monstres, les rendre utiles... l'histoire de la souris qui
creuse un fromage, quoi! C'est splendide! Et ces gorges...
--Oh! ces gorges... Quand on pense aux beaux seins des femmes et
qu'on compare!
--Vous dites? Et ces cascades?
--Ouatt! les cascades? des «pissevaches» tout le temps.
--Des pisse... quoi?
--Je dis des pissevaches. En Suisse, vous savez bien, toutes les cascades
sont des pissevaches.
--Non, je ne comprends pas bien, mais vous avez de l'esprit d'à propos...
En effet, ce sont tout à fait des vaches vues par derrière, mes pauvres
cascades... ces bonnes vaches qui donnent de si bon lait, du si bon
beurre, du si bon miel!
--Oh! du miel surtout, Floche!
CHAPITRE III
Le déjeuner que Floche avait, par économie, refusé de manger se
servait pendant la montée serpentine du Gothard, tandis que, béats, les
touristes épataient leurs nez contre les vitres sales.
Seuls, Avertie et un couple amoureux se désintéressaient du paysage.
Le couple, comme tous ceux du même genre, s'entre-mangeait des yeux
au-dessus de l'omelette aux fines herbes et du veau marengo. La femme,
américaine, très fraîche sans être très jeune, avait la poitrine libre sous
une étoffe légère. Quand elle faisait effort pour rompre son pain trop
cuit, ses seins en cloches remuaient.
«Voilà bien ce qu'ils préfèrent, les hommes!» soupira Avertie en
caressant du plat de la main sa petite poitrine de Fellah. Dieu! que tout
ce monde-là mange de façon commune et même ce gentil gosse de 13
ans!» pensa-t-elle encore!
Elle eût souhaité à l'enfant une vilaine figure, tant ses vilaines manières
offensaient sa beauté. Quand elle se leva, tandis qu'il s'empressait
poliment pour l'aider à remettre son manteau, elle dit à demi
voix:--Merci beaucoup, mon petit monsieur, et, puisque vous êtes si
poli, écoutez une vieille dame: lorsqu'on a, comme vous, une jolie
figure, il faut avoir les ongles propres et ne pas manger avec ses
doigts.» Et elle partit.
Dans le compartiment, Floche attendait Göschenen, la station du tunnel.
On y arrivait.
--Quoi! s'écria-t-elle
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