le couloir, l'appela:
--Aimez-vous la Suisse? je ne l'aime pas, moi. C'est trop ratissé.
--Oh! je sais, répondit Avertie, que vous avez un faible pour les lieux
communs.
--Des lieux communs? mais, chère amie, vous ne comprenez pas; je
vous dis, au contraire, que je n'aime pas la Suisse.
--J'ai bien entendu, affirma en souriant Avertie.
--J'ai donc dit une bêtise?
--Non. Moi, c'est son ciel qui me déplaît... une calotte... une calotte...
--De Suisse!
--Charmant! incomparable!
Décidément, Floche aimait les lieux communs.
Dans le wagon des fumeurs, on se serait cru en Angleterre. Avertie en
éprouvait du plaisir. Elle avait toujours eu un goût pour ces indigènes
naturellement distingués. Quand elle émettait de tels jugements, elle ne
pensait jamais qu'aux hommes, bien entendu. Pourtant, son affreux
voisin devait être Berlinois; à sa tête de courtier en fromages, elle avait
reconnu cela de suite. Bavarde, elle lui adressa la parole en allemand.
Lui, répondit en français. Ainsi furent-ils fixés tous les deux.
Mais plus loin, le Homespun et le Heather Mixture triomphaient sur les
banquettes, mélangés à cette odeur de tabac opiacé qui grisait toujours
un peu la jeune femme.
Un vieux, propret, plein de santé, rouge et luisant comme les premières
cerises et qu'Avertie, à vue, couronna Baronnet, tenait, dans sa petite
bouche vierge et un peu ridicule, une courte pipe de bruyère. Le visage
encadré de fins favoris, blancs comme du sucre, et tondus en bordure
de buis bien nette, une rose rouge à la boutonnière, il avait l'air d'être
chez soi, à l'aise. À côté de lui, un grand garçon, son fils; même corps,
mais trente ans de moins... et quel teint! quelles dents! Ah! qu'Avertie
se reconnut bien! De suite, elle pensa au baiser que lui donnerait cette
bouche ferme et un peu épaisse, dessinée en arc pur, comme celle du
David de Michel-Ange. Elle sentit presque, par autosuggestion, l'appui
de ces lèvres sur sa bouche mince et elle éprouva une sorte d'émoi.
Son regard descendit le long des jambes du jeune homme; elles étaient
fortes, musclées, sèches sous la mince étoffe.
«Il est beau, songea-t-elle, et combien peu il s'en doute! Son gilet
écossais l'occupe uniquement et, dans le geste las qu'il vient de faire,
n'a-t-il pas précisé ainsi la pose du Mars de Botticelli?»
L'Anglais s'était aperçu qu'on l'observait. Sous son arcade
naturellement tragique, sortait un regard long, direct, appuyé. Avertie,
satisfaite d'être remarquée, le soutint, beaucoup moins par coquetterie
que par admiration.
--Ce regard! c'est un événement, se dit-elle, et ce corps! Il doit être
beau, nu, dans cette pose de magnifique flemme sensuelle!
Elle pensa aux recommandations du B.-A, sourit d'accumuler déjà dès
le départ, avant même l'Italie, et se parlant à elle-même:--Décidément,
on ne s'ennuie pas en voyage quand on a des sens...
Le paysage se déroulait. «Petits sapins, et volets verts, chantonna-t-elle,
savez-vous où je vous préfère? Dans les bergeries des arbres de Noël,
en mousse de bois peinturlurée!» Elle conclut dans un soupir: «Désirer,
désirer, c'est le seul condiment à la fadeur de la vie, et puis, aussi, un
soleil nouveau quand il sort des nuages.»
* * *
À Lucerne, Dick Strathmore--elle avait lu ce nom sur sa
valise--descendit avec sa famille. Il prit congé d'Avertie dans une
bouffée de pipe qui voila son intense regard. Elle en fut soudain abattue
comme lorsque le soleil disparaît alors qu'on compte sur lui pour le
reste de la journée.
«Vraiment, j'avais déjà du goût pour ce jeune mâle, se dit-elle. Sa
bouche semblait un vrai canapé. Est-il assez bien mis! Et quelle allure
dans ses foulées! Au revoir, Dick!»
Par la portière, elle s'était penchée pour le suivre plus longtemps.
Entendit-il son au revoir? Sur le quai, il se retourna, leva les yeux vers
Avertie, la regarda, puis referma lentement les paupières comme devant
une lueur trop éclatante.
Ce geste l'émut. Signifiait-il quelque chose, après tout? La fumée de sa
pipe? La poussière de charbon? L'avait-il vue seulement?
Mais, au fond, elle savait bien que ses yeux s'étaient fermés sur la belle
image, involontaire hommage à sa beauté, peut-être.
Floche la tira de sa rêverie--le train filait au bord de l'eau.
--Est-ce beau, ce lac, Luzerna! Luzerna! Italia! chantonnait-elle sur l'air
de Sorrente de Boccace. J'aimerais bien avoir des cartes postales pour
les enfants. Ne pourriez-vous en acheter au prochain arrêt?
Avertie, complaisante et qui collectionnait pour elle-même, descendit à
la première station, fit un choix, paya, apporta.
--Mais que c'est cher! l'accueillit Floche. Et pour des endroits qu'on a si
mal vus, en passant, dont on n'a même pas pu lire les noms: Küsachak!
qu'est-ce que cela, Küsachak? Pour une station, c'est ridicule! Ces noms
suisses m'ahurissent, et puis c'est trop coûteux les voyages... mon
avarice me reprend... Oh! que je souffre!
Ces exagérations amusaient Avertie. Elle demanda:
--Irez-vous déjeuner?
--Moi? mais
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.