Le Rouge et Le Noir | Page 7

Stendhal
d'abord que la longue récitation de toutes les
formules de respect qu'il savait par coeur. Pendant qu'il répétait ces
vaines paroles, avec un sourire gauche qui augmentait l'air de fausseté
et presque de friponnerie naturel à sa physionomie, l'esprit actif du
vieux paysan cherchait à découvrir quelle raison pouvait porter un
homme aussi considérable à prendre chez lui son vaurien de fils. Il était
fort mécontent de Julien et c'était pour lui que M. de Rênal lui offrait le
gage inespéré de trois cents francs par an, avec la nourriture et même
l'habillement. Cette dernière prétention, que le père Sorel avait eu le
génie de mettre en avant subitement, avait été accordée de même par M.
de Rênal.
Cette demande frappa le maire. "Puisque Sorel n'est pas ravi et comblé
par ma proposition, comme naturellement il devrait l'être, il est clair, se
dit-il, qu'on lui a fait des offres d'un autre côté et de qui peuvent-elles

venir, si ce n'est du Valenod. "Ce fut en vain que M. de Rênal pressa
Sorel de conclure sur-le-champ: l'astuce du vieux paysan s'y refusa
opiniâtrement; il voulait, disait-il, consulter son fils, comme si, en
province, un père riche consultait un fils qui n'a rien, autrement que
pour la forme.
Une scie à eau se compose d'un hangar au bord d'un ruisseau. Le toit
est soutenu par une charpente qui porte sur quatre gros piliers en bois.
A huit ou dix pieds d'élévation, au milieu du hangar, on voit une scie
qui monte et descend, tandis qu'un mécanisme fort simple pousse
contre cette scie une pièce de bois. C'est une roue mise en mouvement
par le ruisseau qui fait aller ce double mécanisme, celui de la scie qui
monte et descend, et celui qui pousse doucement la pièce de bois vers
la scie, qui la débite en planches.
En approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de
stentor, personne ne répondit. Il ne vit que ses fils aînés, espèces de
géants qui, armés de lourdes haches, équarrissaient les troncs de sapin,
qu'ils allaient porter à la scie. Tout occupés à suivre exactement la
marque noire tracée sur la pièce de bois, chaque coup de leur hache en
séparait des copeaux énormes. Ils n'entendirent pas la voix de leur père.
Celui-ci se dirigea vers le hangar en y entrant, il chercha vainement
Julien à la place qu'il aurait dû occuper, à côté de la scie. Il l'aperçut à
cinq ou six pieds plus haut, à cheval sur l'une des pièces de la toiture.
Au lieu de surveiller attentivement l'action de tout le mécanisme, Julien
lisait. Rien n'était plus antipathique au vieux Sorel; il eût peut-être
pardonné à Julien sa taille mince peu propre aux travaux de force, et si
différente de celle de ses aînés; mais cette manie de lecture lui était
odieuse, il ne savait pas lire lui-même.
Ce fut en vain qu'il appela Julien deux ou trois fois. L'attention que le
jeune homme donnait à son livre! bien plus que le bruit de la scie
l'empêcha d'entendre la terrible voix de son père. Enfin, malgré son âge,
celui-ci sauta lestement sur l'arbre soumis à l'action de la scie, et de là
sur la poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler
dans le ruisseau le livre que tenait Julien, un second coup aussi violent,
donné sur la tête, en forme de calotte, lui fit perdre l'équilibre. Il allait

tomber à douze ou quinze pieds plus bas, au milieu des leviers de la
machine en action, qui l'eussent brisé, mais son père le retint de la main
gauche, comme il tombait.
- Eh bien, paresseux! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant
que tu es de garde à la scie? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton
temps chez le curé, à la bonne heure.
Julien, quoiqu'étourdi par la force du coup, et tout sanglant, se
rapprocha de son poste officiel, à côté de la scie. Il avait les larmes aux
yeux, moins à cause de la douleur physique, que pour la perte de son
livre qu'il adorait.
- Descends, animal, que je te parle.
Le bruit de la machine empêcha encore Julien d'entendre cet ordre. Son
père qui était descendu, ne voulant pas se donner la peine de remonter
sur le mécanisme, alla chercher une longue perche pour abattre des
noix, et l'en frappa sur l'épaule. A peine Julien fut-il à terre, que le
vieux Sorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers la maison.
"Dieu sait ce qu'il va me faire!" se disait le jeune homme. En passant, il
regarda tristement le ruisseau où était tombé son livre; c'était celui de
tous qu'il affectionnait le plus, le Mémorial de Sainte-Hélène.
Il avait les joues pourpres et les yeux baissés. C'était un petit jeune
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