Le Rouge et Le Noir | Page 6

Stendhal
écus qu'il m'en pourra coûter, mais
ceci doit être classé comme une dépense nécessaire pour soutenir notre
rang.
Cette résolution subite laissa Mme de Rênal toute pensive. C'était une
femme grande, bien faite, qui avait été la beauté du pays, comme on dit
dans ces montagnes. Elle avait un certain air de simplicité, et de la
jeunesse dans la démarche, aux yeux d'un Parisien, cette grâce naïve,
pleine d'innocence et de vivacité, serait même allée jusqu'à rappeler des
idées de douce volupté. Si elle eût appris ce genre de succès, Mme de
Rênal en eût été bien honteuse. Ni la coquetterie, ni l'affection n'avaient
jamais approché de ce coeur. M. Valenod, le riche directeur du dépôt,
passait pour lui avoir fait la cour, mais sans succès ce qui avait jeté un
éclat singulier sur sa vertu; car ce M. Valenod, grand jeune homme,
taillé en force, avec un visage coloré et de gros favoris noirs, était un de
ces êtres grossiers, effrontés et broyants qu'en province on appelle de
beaux hommes.
Mme de Rênal, fort timide, et d'un caractère en apparence fort inégal
était surtout choquée du mouvement continuel, et des éclats de voix de
M. Valenod. L'éloignement qu'elle avait pour ce qu'à Verrières on
appelle de la joie, lui avait valu la réputation d'être très fière de sa

naissance. Elle n'y songeait pas, mais avait été fort contente de voir les
habitants de la ville venir moins chez elle. Nous ne dissimulerons pas
qu'elle passait pour sotte aux yeux de leurs dames, parce que sans nulle
politique à l'égard de son mari, elle laissait échapper les plus belles
occasions de se faire acheter de beaux chapeaux de Paris ou de
Besançon. Pourvu qu'on la laissât seule errer dans son beau jardin, elle
ne se plaignait jamais.
C'était une âme naïve, qui jamais ne s'était élevée même jusqu'à juger
son mari, et à s'avouer qu'il l'ennuyait. Elle supposait sans se le dire
qu'entre mari et femme il n'y avait pas de plus douces relations. Elle
aimait surtout M. de Rênal quand il lui parlait de ses projets sur leurs
enfants, dont il destinait l'un à l'épée, le second à la magistrature, et le
troisième à l'Église. En somme elle trouvait M. de Rênal beaucoup
moins ennuyeux que tous les hommes de sa connaissance.
Ce jugement conjugal était raisonnable. Le maire de Verrières devait
une réputation d'esprit et surtout de bon ton à une demi-douzaine de
plaisanteries dont il avait hérité d'un oncle. Le vieux capitaine de Rênal
servait avant la Révolution dans le régiment d'infanterie de M. le duc
d'Orléans, et, quand il allait à Paris, était admis dans les salons du
prince. Il y avait vu Mme de Montesson, la fameuse Mme de Genlis, M.
Ducrest, l'inventeur du Palais-Roval. Ces personnages ne reparaissaient
que trop souvent dans les anecdotes de M. de Rênal. Mais peu à peu ce
souvenir de choses aussi délicates à raconter était devenu un travail
pour lui, et depuis quelque temps, il ne répétait que dans les grandes
occasions ses anecdotes relatives à la maison d'Orléans. Comme il était
d'ailleurs fort poli, excepté lorsqu'on parlait d'argent, il passait, avec
raison, pour le personnage le plus aristocratique de Verrières.

CHAPITRE IV
UN PERE ET UN FILS
E sarà mia colpa, Se cosi è? MACHIAVELLI

"Ma femme a réellement beaucoup de tête! se disait, le lendemain à six
heures du matin, le maire de Verrières, en descendant à la scie du père
Sorel. Quoique je le lui aie dit, pour conserver la supériorité qui
m'appartient, je n'avais pas songé que si Je ne prends pas ce petit abbé
Sorel, qui dit-on sait le latin comme un ange, le directeur du dépôt,
cette âme sans repos, pourrait bien avoir la même idée que moi et me
l'enlever. Avec quel ton de suffisance il parlerait du précepteur de ses
enfants!... Ce précepteur, une fois à moi, portera-t-il la soutane?"
M. de Rênal était absorbé dans ce doute, lorsqu'il vit de loin un paysan,
homme de près de six pieds, qui, dès le petit jour, semblait fort occupé
à mesurer des pièces de bois déposées le long du Doubs, sur le chemin
de halage. Le paysan n'eut pas l'air fort satisfait de voir approcher M. le
maire; car ces pièces de bois obstruaient le chemin, et étaient déposées
là en contravention.
Le père Sorel, car c'était lui, fut très surpris et encore plus content de la
singulière proposition que M. de Rênal lui faisait pour son fils Julien. Il
ne l'en écouta pas moins avec cet air de tristesse mécontente et de
désintérêt, dont sait si bien se revêtir la finesse des habitants de ces
montagnes. Esclaves du temps de la domination espagnole, ils
conservent encore ce trait de la physionomie du fellah de l'Égypte.
La réponse de Sorel ne fut
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 219
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.