homme de dix-huit à dix-neuf ans, faible en apparence, avec des traits
irréguliers, mais délicats, et un nez aquilin. De grands yeux noirs, qui,
dans les moments tranquilles, annonçaient de la réflexion et du feu,
étaient animés en cet instant de l'expression de la haine la plus féroce.
Des cheveux châtain foncé, plantés fort bas, lui donnaient un petit front,
et, dans les moments de colère, un air méchant. Parmi les innombrables
variétés de la physionomie humaine, il n'en est peut-être point qui se
soit distinguée par une spécialité plus saisissante. Une taille svelte et
bien prise annonçait plus de légèreté que de vigueur. Dès sa première
jeunesse son air extrêmement pensif et sa grande pâleur avaient donné
l'idée à son père qu'il ne vivrait pas, ou qu'il vivrait pour être une
charge à sa famille. Objet des mépris de tous à la maison, il haïssait ses
frères et son père; dans les jeux du dimanche, sur la place publique, il
était toujours battu.
Il n'y avait pas un an que sa jolie figure commençait à lui donner
quelques voix amies parmi les jeunes tilles. Méprisé de tout le monde,
comme un être faible, Julien avait adoré ce vieux chicurgien-major qui
un jour osa parler au maire au sujet des platanes.
Ce chirurgien payait quelquefois au père Sorel la journée de son fils, et
lui enseignait le latin et l'histoire c'est-à-dire ce qu'il savait d'histoire, la
campagne de 1796 en Italie. En mourant, il lui avait légué sa croix de la
Légion d'honneur, les arrérages de sa demi-solde, et trente ou quarante
volumes, dont le plus précieux venait de faire le saut dans le ruisseau
public, détourné par le crédit de M. le maire.
A peine entré dans la maison, Julien se sentit l'épaule arrêtée par la
puissante main de son père; il tremblait, s'attendant à quelques coups.
- Réponds-moi sans mentir, lui cria aux oreilles la voix dure du vieux
paysan, tandis que sa main le retournait comme la main d'un enfant
retourne un soldat de plomb. Les grands yeux noirs et remplis de
larmes de Julien se trouvèrent en face des petits yeux gris et méchants
du vieux charpentier qui avait l'air de vouloir lire jusqu'au fond de son
âme.
CHAPITRE V
UNE NEGOCIATION
Cunctando restituit rem. ENNIUS.
- Réponds-moi sans mentir, si tu le peux, chien de lisard, d'où
connais-tu Mme de Rênal, quand lui as-tu parlé?
- Je ne lui ai jamais parlé répondit Julien, je n'ai jamais vu cette dame
qu'à l'église.
- Mais tu l'auras regardée, vilain effronté?
- Jamais! Vous savez qu'à l'église je ne vois que Dieu, ajouta Julien,
avec un petit air hypocrite, tout propre, selon lui, à éloigner le retour
des taloches.
- Il y a pourtant quelque chose là-dessous, répliqua le paysan malin, et
il se tut un instant; mais je ne saurai rien de toi, maudit sournois. Au
fait, je vais être délivré de toi, et ma scie n'en ira que mieux. Tu as
gagné M. le curé ou tout autre qui t'a procuré une belle place. Va faire
ton paquet, et je te mènerai chez M. de Rênal, où tu seras précepteur
des enfants.
- Qu'aurai-je pour cela?
- La nourriture, l'habillement et trois cents francs de gages.
- Je ne veux pas être domestique.
- Animal, qui te parle d'être domestique, est-ce que je voudrais que mon
fils fût domestique?
- Mais, avec qui mangerai-je?
Cette demande déconcerta le vieux Sorel, il sentit qu'en parlant, il
pourrait commettre quelque imprudence; il s'emporta contre Julien,
qu'il accabla d'injures, en l'accusant de gourmandise, et le quitta pour
aller consulter ses autres fils.
Julien les vit bientôt après, chacun appuyé sur sa hache et tenant conseil.
Après les avoir longtemps regardés, Julien ne pouvant rien deviner, alla
se placer de l'autre côté de la scie, pour éviter d'être surpris. Il voulait
penser mûrement à cette annonce imprévue qui changeait son sort, mais
il se sentit incapable de prudence; son imagination était tout entière à se
figurer ce qu'il verrait dans la belle maison de M. de Rênal.
"Il faut renoncer à tout cela se dit-il, plutôt que de se laisser réduire à
manger avec lés domestiques. Mon père voudra m'y forcer; plutôt
mourir. J'ai quinze francs huit sous d'économie, je me sauve cette nuit,
en deux jours, par des chemins de traverse où je ne crains nul gendarme,
je suis à Besançon; là, je m'engage comme soldat, et, s'il le faut, je
passe en Suisse. Mais alors plus d'avancement, plus d'ambition pour
moi, plus de ce bel état de prêtre qui mène à tout."
Cette horreur pour manger avec les domestiques n'était pas naturelle à
Julien; il eût fait, pour arriver à là fortune, des choses bien autrement
pénibles. Il puisait cette répugnance dans les Confessions de Rousseau.
C'était le
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.