manifestations de cet art nouveau: les Natchez, les Martyrs et le
Dernier Abencerage. Nous ne retiendrons que le plus important, les
Martyrs.
Ils sont bien curieux et bien significatifs à cet égard. Tout ce qui doit
établir, soutenir, prouver l'idée essentielle de l'oeuvre: que le
christianisme a sur le paganisme toutes les supériorités morales, tout
cela est assez faible, pour ne rien dire de plus. Ce qu'un apologiste de
race, un Pascal ou un Bossuet, aurait saisi tout d'abord d'une étreinte
vigoureuse et passionnée, Chateaubriand, par inadvertance ou
impuissance, le laisse glisser hors de ses prises. Au contraire, tout ce
qui est intelligence historique, divination et résurrection du monde
antique, ses moeurs et ses costumes, ses coutumes et ses lois, les
voluptueuses cités païennes aussi bien que les mystérieuses forêts
gauloises toutes frissonnantes d'horreur sacrée: le prestigieux
enchanteur a tout évoqué, tout fait revivre. C'est comme un monde
nouveau qui lentement se lève devant les yeux éblouis, et l'on ne sait ce
qu'il faut le plus admirer dans ces tableaux, ou de leur vérité profonde,
ou de leur prodigieuse variété. Le voilà bien, cette fois, le cadre, si
profondément dédaigné jusqu'alors qu'on n'en sentait même pas la
nécessité! Les personnages sont enfin _situés_. Le temps qui les a vus
naître, les habitudes et les moeurs qui les ont formés, les paysages qu'ils
ont eus sous les yeux, rien n'est oublié de ce qui peut nous faire
comprendre et surtout nous faire voir, non plus les traits d'humanité
générale par lesquels Eudore et Cymodocée, Hiéroclès ou Lasthénès se
ressemblent, mais, au contraire, les différences particulières que le culte
d'Homère et celui de Jésus ont gravées dans l'âme des jeunes époux
martyrs, et qui ont creusé un abîme entre le père d'Eudore et le vil
ministre de Dioclétien.
Aussi bien jamais écrivain ne fut plus merveilleusement servi par les
impuissances mêmes de son génie; et, à la lettre, l'étendue de ce talent
vient ici de ses limites, comme sa force de ses faiblesses. D'une
incapacité radicale à se figurer d'autres âmes que la sienne,
essentiellement inhabile à l'analyse psychologique qui ne s'exercerait
pas sur Chaclas, Eudore ou René, c'est-à-dire sur le vicomte François
de Chateaubriand en personne; d'une imagination au contraire
admirablement organisée pour voir les choses avec «l'ivresse de les
voir», il semble avoir été créé «par un décret nominatif de l'Eternel»
pour donner à la littérature française les pages qui lui manquaient
encore, et pour opérer la révolution d'où l'art moderne devait sortir, cet
art qu'on pourrait appeler pittoresque et extérieur par opposition à l'art
classique fait avant tout d'analyse et de psychologie.
Les preuves en abondent dans son oeuvre, ou, pour mieux dire, c'est
son oeuvre tout entière qui en est la preuve. Que connaissons-nous
exactement de l'âme de Cymodocée ou de Velléda? Sans doute l'auteur
nous expose les craintes et les troubles de leur jeune coeur, plus ignorés
et plus naïfs chez la douce fille d'Homère, plus impétueux et plus
conscients chez l'inquiétante prêtresse de Teutatès. Mais est-ce bien par
les différences de leurs sentiments que nous les distinguons, comme
Hermione d'Iphigénie ou Monime de Roxane? N'est-ce point plutôt par
l'extérieur, par l'image ineffaçable que nous laisse leur première
apparition? Et comme cette première apparition est déterminée,
précisée, rendue inoubliable par toutes les circonstances qui
l'accompagnent, costume ou paysage! C'est, sous le ciel harmonieux de
la Grèce et dans une nuit aux ombres légères et transparentes,
Cymodocée à la tête de ses compagnes, chantant un hymne à la Vierge
Blanche; et c'est Velléda sur le lac labouré par l'ouragan ou sur la lande
de fougère et de mousse, au milieu des dolmens et de l'horreur
mystérieuse d'une forêt gauloise. A peine l'artiste a-t-il esquissé la
physionomie de ses deux héroïnes: elles n'en sont pas moins nettes
cependant, et cette netteté vient des harmonies douces ou violentes,
tempérées ou grandioses, parmi lesquelles le grand peintre nous les a
montrées tout d'abord.
Puisque l'art de Chateaubriand est avant tout pittoresque et extérieur,
son vrai triomphe sera dans la description. Ce fut la radieuse nouveauté
des Martyrs. «Le Colysée formidable, les catacombes pleines d'une
horreur sacrée, la Messénie rêveuse et douce, éclairée d'une lune de
Virgile, les horizons bas et plats de la Germanie, le camp romain grave
et triste, la prison chrétienne frémissante de l'ivresse du martyre, la
plèbe romaine aux clameurs sourdes poussant au pied du tribunal ses
remous terribles; et le lac hanté, inquiétant et sombre, dans la forêt
druidique[5]»: que de pages présentes à toutes les mémoires, nous
allions dire à tous les yeux!
[Note 5: Faguet, _Études sur le XIXe siècle_.]
Voici encore Naples et sa plage voluptueuse, et son paysage plus suave
et plus frais que «des fleurs et des fruits humides de rosée»; Jérusalem
aride, désolée et triste au milieu des cyprès, des aloès et des
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