multiples et mouvantes,
voilà l'oeuvre de la couleur locale. Deux conditions étaient nécessaires
pour qu'elle fût possible.
Il fallait d'abord s'apercevoir de cette vérité fort simple,--si simple en
effet qu'il n'en a fallu attendre que jusqu'au XIXe siècle la première
expression--: que le passé est le passé et doit rester le passé, et donc
qu'il est ridicule de le travestir à la dernière mode contemporaine; il
fallait avoir le sentiment profond des différences profondes de
l'humanité aux diverses étapes de son développement; d'un mot, il
fallait comprendre véritablement l'histoire. C'est une gloire qui fut
réservée à Chateaubriand.
Il fallait de plus qu'il se fût accompli toute une révolution et comme un
déplacement total d'intérêt dans la littérature; qu'elle eût renoncé à ses
plus chères habitudes de ne vouloir connaître que le dedans, pour prêter
quelque attention au dehors; qu'elle devint enfin un peu moins
psychologique et un peu plus pittoresque. De cette révolution ou plutôt
de cette évolution, Chateaubriand reste le principal ouvrier. Nul doute
que, s'il en avait eu l'ambition, son magnifique génie n'eût donné le
premier modèle du nouveau genre, puisqu'il en avait créé l'atmosphère
et comme la raison d'être. Il faut donc l'étudier et nous arriverons ainsi
jusqu'au seuil du romantisme, notre véritable sujet.
CHAPITRE III
Le courant pittoresque.
Que le sentiment profond de l'histoire ait inspiré à Chateaubriand des
pages incomparables, d'une nouveauté si originale et si forte qu'elles
furent une révélation, c'est une vérité solidement établie. Nous sommes
loin de Mézeray et de ses commencements timides de descriptions, et
encore plus loin des récits décharnés, morts,--et inexacts,--de Velly et
des autres. L'intelligence a tout pénétré, tout expliqué, tout fait revivre.
Voici enfin des Barbares qui parlent et agissent comme des Barbares,
qui en ont l'âme et les sentiments, comme ils osent en avoir la
physionomie et le costume. Au lieu de s'occuper à des bouts-rimés, les
compagnons de Pharamond entonnent le bardit; et leurs femmes, peu
curieuses des subtilités sentimentales de la carte de Tendre,
encouragent leurs maris au combat, aussi vaillantes et plus farouches
que leurs farouches époux. Voici enfin une Grecque, Cymodocée, qui
n'a pas oublié, pour je ne sais quelles plates élégances et quel jargon
prétentieux, le divin langage des Muses helléniques; un prêtre
d'Homère dont la parole est aussi nombreuse et pressée que celle de
l'harmonieux Nestor; et en regard de cette douceur et de cette mollesse
païennes, le beau contraste que forment la gravité simple et l'onction de
l'évêque Cyrille et du vieux Lasthénès!
Ce n'est pas à dire que Chateaubriand ait inventé la couleur locale. Car
enfin, on la connaissait avant lui; et l'on en peut signaler, dans notre
littérature, de curieuses et même d'assez heureuses applications. Qui le
croirait? Il y a de la couleur locale dans l'_Astrée!_ On y lit
fréquemment: «Elle était dans son âge tendre, n'ayant point encore
passé un demi-siècle;» ce qui veut dire qu'elle avait à peu près quinze
ans, le siècle gaulois n'étant que de trente ans. On peut y voir encore
une requête curieuse écrite au Sénat de Massalie par Olymbre et Ursace,
qui demandent la permission de se tuer, «souvenir très historique d'une
disposition particulière à la législation massaliote.»
Voilà qui n'est pas déjà si mal: il y a mieux encore. Le grand prêtre
Mirzéma ne se donne jamais que comme «indigne archichutti des
sacrés tlamacazques»; et des dervis chantent à l'enterrement d'un pirate:
«Iahilac Nillala Mchemet ressullaha tungari hisberemberae.»--Cette
formule épistolaire et ce langage de mamamouchi sont, à n'en pas
douter, de quelque disciple intransigeant et naïf de Théophile Gautier
ou de Gustave Flaubert?--La vérité est qu'on peut les lire dans le
Polexandre (I, 401), tout à côté des noms parfaitement exotiques de
Culhuacan, d'Iztacpalam et de Tlacopan.
On pourrait multiplier les exemples, faire remarquer qu'il y a dans Gil
Blas des pages dont on a pu dire qu'elles étaient trop espagnoles pour
avoir été écrites par un français, et signaler chez l'abbé Prévost des
scènes d'un exotisme digne _d'Atala_: ce n'en est pas moins avec
Chateaubriand que le règne du pittoresque commence. Seul l'auteur des
Martyrs a su appliquer la couleur locale avec une sûreté incomparable,
avec conscience et volonté; et c'est bien lui qui l'a fait véritablement
entrer dans la littérature. Les conséquences devaient en être
considérables.
Jusqu'alors les écrivains n'avaient voulu peindre que l'homme, isolé des
circonstances et des milieux qui peuvent modifier ses manières de
penser et de sentir: Chateaubriand, au contraire, c'est des hommes qu'il
prétend donner une image fidèle, avec toutes les différences que la race,
le climat, le degré de civilisation ont apportées dans la constitution
intime de leur intelligence et de leur coeur. Le point de vue était aussi
différent que possible: les peintures ne devaient guère se ressembler.
Trois ouvrages, d'inégal mérite au point de vue qui nous occupe, furent
les
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