Le Roman Historique a lEpoque Romantique - Essai sur lInfluence de Walter Scott | Page 6

Louis Maigron
femmes masquées et cavaliers qui se glissent à des
rendez-vous furtifs, la rapière au côté et le pistolet à la ceinture, comme

s'ils allaient au camp ou à la parade; un bruit, une agitation, un
fourmillement à donner le vertige, et par-dessus tout, une bonne
humeur largement épandue, une gaîté insouciante et folle, et comme
une hâte fébrile de cueillir toutes les émotions et d'épuiser tous les
plaisirs. Cependant Turenne et Vauban font la guerre, mais ce n'est pas
à Cyrus ou au prince Constance qu'ils ont demandé des leçons de
stratégie, et les soldats qu'ils mènent à la bataille ne ressemblent guère
à ceux de «Faramond». Ils ont maraudé la veille, ils marauderont le
lendemain et s'oublieront à des orgies violentes et brutales, sauf à
retrouver leur belle et fringante allure quand il faudra défiler devant le
roi ou le général, et leur entraînante bravoure au feu, devant l'ennemi.
Vraiment et de toutes parts, c'est une époque entière qui ressuscite dans
sa complexité touffue et dans sa réalité distincte. Et il y a plus encore
de vérité chez Hamilton et l'abbé Prévost que chez Courtilz de Sandras.
Ainsi se tissait entre leurs mains la trame elle-même du roman
historique. Le genre n'existait pas encore, du moins avait-il enfin la
possibilité d'exister.
Ils lui rendaient encore un service presque aussi signalé en rejetant à
l'arrière-plan les personnages historiques, au lieu de leur laisser occuper
comme autrefois le devant de la scène. C'était remédier à l'un des plus
graves inconvénients de l'ancienne méthode. Le rôle des personnages
réduit, les occasions de mentir à leur caractère étaient réduites du même
coup. On gagne rarement à être bavard: cette discrétion forcée leur
épargna bon nombre de ces étranges invraisemblances que se
permettaient leurs prédécesseurs; et quant aux incroyables sottises de
Baudricourt ou de Richard, ni Mazarin ni Charles II n'avaient même
plus le temps de les commettre. Les commettraient-ils d'ailleurs, la
faute n'a pas la même importance: des personnages secondaires peuvent
se permettre ce qu'on refusera toujours à des protagonistes.
Avec la composition et la perspective, le ton général devait aussi
changer: nouvelle conséquence, et pas des moins importantes. Si c'est
bien d'Artagnan ou Grammont, Cleveland ou cet excellent doyen de
Killerine qui mènent le roman, il est de toute nécessité qu'ils lui
imposent leurs façons et leurs habitudes de langage; d'autant qu'ils sont

toujours en scène et qu'ils nous font eux-mêmes le récit de leurs
aventures. A passer par leur jugement particulier, les personnages
historiques subissaient des transformations particulières: à parler par
leur bouche, ils devront contracter les habitudes de parole de leurs
interprètes; et cela va plus loin qu'on ne pense. Tant que le protagoniste
sera un comte ou un vénérable ecclésiastique anglais, le ton général,
sous la gravité mélancolique et passionnée de l'un comme sous
l'humeur piquante et enjouée de l'autre, gardera de la tenue et de la
distinction, et nous n'entendrons que le langage des honnêtes gens.
Mais si c'est un laquais, un mousquetaire ou un agent secret du
lieutenant de police, on peut s'attendre à de belles irrévérences. Ce sera
la liberté gaillarde du corps de garde ou la trivialité cynique de
l'antichambre. On a vu le langage que d'Artagnan prête à Mazarin: le
comte de Rochefort aura à peine plus d'égards pour Richelieu.
Quelle nouveauté! ou plutôt quel scandale! La nouveauté, il est vrai, ne
fut guère suivie tout d'abord. Longtemps encore cette langue imagée et
savoureuse, triviale mais forte, pleine de dictons et de proverbes
expressifs sinon raffinés, abondante en énergiques métaphores
populacières, la langue enfin de nos vieux conteurs gaulois, ne sera
qu'au service de la valetaille et des laquais, des Mme Dutour et des Gil
Blas; et les princes et les rois continueront à parler comme leurs
ancêtres Cyrus et Pharamond, Auguste ou Mithridate. Mais un temps
viendra où, au nom même d'une vérité plus générale et plus humaine,
ils renonceront les premiers à cette noblesse de convention et
trouveront surannées les lois de l'étiquette; on leur prêtera des propos
de valets, et des duchesses et des reines parleront comme des
chambrières; ce qui n'était que l'exception en 1700 deviendra à peu près
la règle vers 1830. Walter Scott et Victor Hugo, Paul Lacroix et Roger
de Beauvoir, Eugène Sue et Frédéric Soulié,--pour ne rien dire
d'Alexandre Dumas,--avaient eu au moins un prédécesseur.
Cependant, malgré l'importance de ce groupe dans l'organisation du
roman historique, et quelque féconde qu'ait été son influence, il
manquait encore au genre à venir son élément essentiel, un des plus
importants aussi dans l'histoire et l'esthétique du romantisme: le cadre
ou la couleur locale. Dans les romans de Sandras et de Prevost, le

milieu existe; mais il n'est guère que la description d'une époque à peu
près contemporaine. Au contraire, la reconstitution du passé, dans la
vérité au moins relative de ses apparences
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