Le Rêve | Page 8

Emile Zola

l'étouffaient, elle s'était jetée aux pieds des Hubert, en s'humiliant, en
bégayant qu'ils avaient bien eu tort de la ramasser et qu'elle ne méritait
pas de manger leur pain.
Depuis ce jour, l'idée du livret, souvent, la retenait dans ses colères.
Ce fut ainsi qu'Angélique atteignit ses douze ans, l'âge de la première
communion. Le milieu si calme, cette petite maison endormie à l'ombre
de la cathédrale, embaumée d'encens, frissonnante de cantiques,
favorisait l'amélioration lente de ce rejet sauvage, arraché on ne savait
d'où, replanté dans le sol mystique de l'étroit jardin; et il y avait aussi la
vie régulière qu'on menait là, le travail quotidien, l'ignorance où l'on y
était du monde, sans que même un écho du quartier somnolent y
pénétrât. Mais surtout la douceur venait du grand amour des Hubert,
qui semblait comme élargi par un incurable remords.
Lui, passait les jours à tâcher d'effacer de sa mémoire, à elle, l'injure
qu'il lui avait faite, en l'épousant malgré sa mère. Il avait bien senti, à la
mort de leur enfant, qu'elle l'accusait de cette punition, et il s'efforçait
d'être pardonné. Depuis longtemps, c'était fait, elle l'adorait. Il en
doutait parfois, ce doute désolait sa vie. Pour être certain que la morte,
la mère obstinée, s'était laissé fléchir sous la terre, il aurait voulu un
enfant encore. Leur désir unique était cet enfant du pardon, il vivait aux
pieds de sa femme, dans un culte, une de ces passions conjugales,
ardentes et chastes comme de continuelles fiançailles.

Si, devant l'apprentie, il ne la baisait pas même sur les cheveux, il
n'entrait dans leur chambre, après vingt années de ménage, que troublé
d'une émotion de jeune mari, au soir des noces.
Elle était discrète, cette chambre, avec sa peinture blanche et grise, son
papier à bouquets bleus, son meuble de noyer, recouvert de cretonne.
Jamais il n'en sortait un bruit, mais elle sentait bon la tendresse, elle
attiédissait la maison entière. Et c'était pour Angélique un bain
d'affection, où elle grandissait très passionnée et très pure.
Un livre acheva l'oeuvre. Comme elle furetait un matin, fouillant sur
une planche de l'atelier, couverte de poussière, elle découvrit, parmi des
outils de brodeur hors d'usage, un exemplaire très ancien de La
Légende dorée, de Jacques de Voragine. Cette traduction française,
datée de 1549, avait dû être achetée jadis par quelque maître chasublier,
pour les images, pleines de renseignements utiles sur les saints.
Longtemps elle-même ne s'intéressa guère qu'à ces images, ces vieux
bois d'une foi naïve, qui la ravissaient. Dès qu'on lui permettait de jouer,
elle prenait l'in-quarto, relié en veau jaune, elle le feuilletait lentement:
d'abord, le faux titre, rouge et noir, avec l'adresse du libraire, «à Paris,
en la rue Neuve Nostre Dame, à l'enseigne Saint Jean Baptiste»; puis, le
titre, flanqué des médaillons des quatre évangélistes, encadré en bas par
l'adoration des trois Mages, en haut par le triomphe de Jésus-Christ
foulant des ossements. Et ensuite les images se succédaient, lettres
ornées, grandes et moyennes gravures dans le texte, au courant des
pages: l'Annonciation, un Ange immense inondant de rayons une Marie
toute frêle; le Massacre des Innocents, le cruel Hérode au milieu d'un
entassement de petits cadavres; la Crèche, Jésus entre la Vierge et saint
Joseph, qui tient un cierge; saint Jean l'Aumônier donnant aux pauvres;
saint Mathias brisant une idole; saint Nicolas, en évêque, ayant à sa
droite des enfants dans un baquet; et toutes les saintes, Agnès, le col
troué d'un glaive, Christine, les mamelles arrachées avec des tenailles,
Geneviève, suivie de ses agneaux, Julienne flagellée, Anastasie brûlée,
Marie l'Égyptienne faisant pénitence au désert, Madeleine portant le
vase de parfum. D'autres, d'autres encore défilaient, une terreur et une
pitié grandissaient à chacune d'elles, c'était comme une de ces histoires

terribles et douces, qui serrent le coeur et mouillent les yeux de larmes.
Mais Angélique, peu à peu, fut curieuse de savoir au juste ce que
représentaient les gravures. Les deux colonnes serrées du texte, dont
l'impression était restée très noire sur le papier jauni, l'effrayaient, par
l'aspect barbare des caractères gothiques. Pourtant, elle s'y accoutuma,
déchiffra ces caractères, comprit les abréviations et les contractions, sut
deviner les tournures et les mots vieillis; et elle finit par lire
couramment, enchantée comme si elle pénétrait un mystère,
triomphante à chaque nouvelle difficulté vaincue. Sous ces laborieuses
ténèbres, tout un monde rayonnant se révélait. Elle entrait dans une
splendeur céleste. Ses quelques livres classiques, si secs et si froids,
n'existaient plus. Seule, la Légende la passionnait, la tenait penchée, le
front entre les mains, prise toute, au point de ne plus vivre de la vie
quotidienne, sans conscience du temps, regardant monter, du fond de
l'inconnu, le grand épanouissement du rêve.
Dieu est débonnaire, et ce sont d'abord les saints et les saintes. Ils
naissent prédestinés, des voix les annoncent,
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