Le Rêve | Page 9

Emile Zola
leurs mères ont des songes
éclatants. Tous sont beaux, forts, victorieux. De grandes lueurs les
environnent, leur visage resplendit. Dominique a une étoile au front. Ils
lisent dans l'intelligence des hommes, répètent à voix haute ce qu'on
pense. Ils ont le don de prophétie, et leurs prédictions toujours se
réalisent. Leur nombre est infini, il y a des évêques et des moines, des
vierges et des prostituées, des mendiants et des seigneurs de race royale,
des ermites nus mangeant des racines, des vieillards avec des biches
dans des cavernes. Leur histoire à tous est la même, ils grandissent pour
le Christ, croient en lui, refusent de sacrifier aux faux dieux, sont
torturés et meurent pleins de gloire. Les persécutions lassent les
empereurs. André, mis en croix, prêche pendant deux ours à vingt mille
personnes. Des conversions en masse se produisent, quarante mille
hommes sont baptisés d'un coup. Quand les foules ne se convertissent
pas devant les miracles, elles s'enfuient épouvantées. On accuse les
saints de magie, on leur pose des énigmes qu'ils débrouillent, on les met
aux prises avec les docteurs qui restent muets. Dès qu'on les amène
dans les temples pour sacrifier, les idoles sont renversées d'un souffle et
se brisent. Une vierge noue sa ceinture au cou de Vénus, qui tombe en
poudre. La terre tremblé, le temple de Diane s'effondre, frappé du

tonnerre; et les peuples se révoltent, des guerres civiles éclatent. Alors,
souvent, les bourreaux demandent le baptême, les rois s'agenouillent
aux pieds des saints en haillons, qui ont épousé la pauvreté. Sabine
s'enfuit de la maison paternelle. Paule abandonne ses cinq enfants et se
prive de bains. Des mortifications, des jeûnes les purifient. Ni froment,
ni huile. Germain répand de la cendre sur ses aliments. Bernard ne
distingue plus les mets, ne reconnaît que le goût de l'eau pure. Agathon
garde trois ans une pierre dans sa bouche. Augustin se désespère d'avoir
péché, en prenant de la distraction à regarder un chien courir. La
prospérité, la santé sont en mépris, la joie commence aux privations qui
tuent le corps. Et c'est ainsi que, triomphants, ils vivent dans des jardins
où les fleurs sont des astres, où les feuilles des arbres chantent. Ils
exterminent des dragons, ils soulèvent des tempêtes et les apaisent, ils
sont ravis en extase à deux coudées du sol. Des dames veuves
pourvoient à leurs besoins pendant leur vie, reçoivent en rêve l'avis
d'aller les ensevelir, quand ils sont morts. Des histoires extraordinaires
leur arrivent, des aventures merveilleuses, aussi belles que des romans.
Et, après des centaines d'années, lorsqu'on ouvre leurs tombeaux, il s'en
échappe des odeurs suaves.
Puis, en face des saints, voici les diables, les diables innombrables. «Ils
volent souvent aux environs de nous comme mouches et remplissent
l'air sans nombre. L'air est aussi plein de diables et de mauvais esprits:
comme les rayons du soleil sont pleins d'atomes, c'est poudre menue.»
Et la bataille s'engage, éternelle. Toujours les saints sont victorieux, et
toujours ils doivent recommencer la victoire. Plus on chasse de diables,
plus il en revient. On en compte six mille six cent soixante-six dans le
corps d'une seule femme, que Fortunat délivre. Ils s'agitent, ils parlent
et crient par la voix des possédés, dont ils secouent les flancs d'une
tempête. Ils entrent en eux par le nez, par les oreilles, par la bouche, et
ils en sortent avec des rugissements, après des jours d'effroyables luttes.
À chaque détour des routes, un possédé se vautre, un saint qui passe
livre bataille.
Basile, pour sauver un jeune homme, se bat corps à corps.
Pendant toute une nuit, Macaire, couché parmi les tombeaux, est

assailli et se défend. Les anges eux-mêmes, au chevet des morts, en
sont réduits, pour avoir les âmes, à rouer les démons de coups. D'autres
fois, ce ne sont que des assauts d'intelligence et d'esprit. On plaisante,
on joue au plus fin, l'apôtre Pierre et Simon le Magicien luttent de
miracles. Satan, qui rôde, revêt toutes les formes, se déguise en femme,
va jusqu'à prendre la ressemblance des saints. Mais, dès qu'il est vaincu,
il apparaît dans sa laideur: «Un chat noir, plus grand qu'un chien, les
yeux gros et flamboyants, la langue longue jusques au nombril large et
sanglante, la queue torse et levée en haut en démontrant son derrière,
duquel il assoit l'horrible punaise.» Il est l'unique préoccupation, la
grande haine. On en a peur et on le raille. On n'est pas même honnête
avec lui. Au fond, malgré l'appareil féroce de ses chaudières, il reste
l'éternelle dupe. Tous les pactes qu'il passe lui sont arrachés par la
violence ou la ruse. Des femmes débiles le terrassent, Marguerite lui
écrase la tête de son pied, Julienne lui crève les flancs à coups de
chaîne. Une sérénité s'en dégage, un dédain du mal puisqu'il est
impuissant, une
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