de se figer en une floraison de grappes et
d'aiguilles. C'était maintenant toute une glace, des robes transparentes,
aux dentelles de verre, qui habillaient les vierges. Dorothée tenait un
flambeau dont la coulure limpide lui tombait des mains. Cécile portait
une couronne d'argent d'où ruisselaient des perles vives. Agathe, sur sa
gorge mordue par les tenailles, était cuirassée d'une armure de cristal.
Et les scènes du tympan, les petites vierges des voussures semblaient
être ainsi, depuis des siècles, derrière les vitres et les gemmes d'une
châsse géante. Agnès, elle, laissait traîner un manteau de cour, filé de
lumière, brodé d'étoiles. Son agneau avait une toison de diamants, sa
palme était devenue couleur de ciel.
Toute la porte resplendissait, dans la pureté du grand froid.
Angélique se souvint de la nuit qu'elle avait passée là, sous la
protection des vierges. Elle leva la tête et leur sourit.
II
Beaumont est fait de deux villes complètement séparées et distinctes:
Beaumont-l'Église, sur la hauteur, avec sa vieille cathédrale du
douzième siècle, son évêché qui date seulement du dix-septième, ses
mille âmes à peine, serrées, étouffées au fond de ses rues étroites; et
Beaumont-la-Ville, en bas du coteau, sur le bord du Ligneul, un ancien
faubourg que la prospérité de ses fabriques de dentelles et de batistes a
enrichi, élargi, au point qu'il compte près de dix mille habitants, des
places spacieuses, une jolie sous-préfecture, de goût moderne.
Les deux cantons, le canton nord et le canton sud, n'ont guère ainsi,
entre eux, que des rapports administratifs. Bien qu'à une trentaine de
lieues de Paris, où l'on va en deux heures, Beaumont-l'Église semble
muré encore dans ses anciens remparts, dont il ne reste pourtant que
trois portes. Une population stationnaire, spéciale, y vit de l'existence
que les aïeux y ont menée de père en fils, depuis cinq cents ans.
La cathédrale explique tout, a tout enfanté et conserve tout.
Elle est la mère, la reine, énorme au milieu du petit tas des maisons
basses, pareilles à une couvée abritée frileusement sous ses ailes de
pierre. On n'y habite que pour elle et par elle; les industries ne
travaillent, les boutiques ne vendent que pour la nourrir, la vêtir,
l'entretenir, elle et son clergé; et, si l'on rencontre quelques bourgeois,
c'est qu'ils y sont les derniers fidèles des foules disparues. Elle bat au
centre, chaque rue est une de ses veines, la ville n'a d'autre souffle que
le sien. De là, cette âme d'un autre âge, cet engourdissement religieux
dans le passé, cette cité cloîtrée qui l'entoure, odorante d'un vieux
parfum de paix et de foi.
Et, de toute la cité mystique, la maison des Hubert, où désormais
Angélique allait vivre, était la plus voisine de la cathédrale, celle qui
tenait à sa chair même. L'autorisation de bâtir là, entre deux contreforts,
avait dû être accordée par quelque curé de jadis, désireux de s'attacher
l'ancêtre de cette lignée de brodeurs, comme maître chasublier,
fournisseur de la sacristie. Du côté du midi, la masse colossale de
l'église barrait l'étroit jardin: d'abord le pourtour des chapelles latérales
dont les fenêtres donnaient sur les plates-bandes, puis le corps élancé
de la nef que les arcs-boutants épaulaient, puis le vaste comble couvert
de feuilles de plomb. Jamais le soleil ne pénétrait au fond de ce jardin,
les lierres et les buis seuls y poussaient vigoureusement; et l'ombre
éternelle y était pourtant très douce, tombée de la croupe géante de
l'abside, une ombre religieuse, sépulcrale et pure, qui sentait bon. Dans
le demi jour verdâtre, d'une calme fraîcheur, les deux tours ne laissaient
descendre que les sonneries de leurs cloches. Mais la maison entière en
gardait le frisson, scellée à ces vieilles pierres, fondue en elles, vivant
de leur sang. Elle tressaillait aux moindres cérémonies; les
grand-messes, le grondement des orgues, la voix des chantres, jusqu'au
soupir oppressé des fidèles, bourdonnaient dans chacune de ses pièces,
la berçaient d'un souffle sacré, venu de l'invisible; et, à travers le mur
attiédi, parfois même semblaient fumer des vapeurs d'encens.
Angélique, pendant cinq années, grandit là, comme dans un cloître, loin
du monde. Elle ne sortait que le dimanche, pour aller entendre la messe
de sept heures, Hubertine ayant obtenu de ne pas l'envoyer à l'école, où
elle craignait les mauvaises fréquentations. Cette demeure antique et si
resserrée, au jardin d'une paix morte, fut son univers. Elle occupait,
sous le toit, une chambre passée à la chaux; elle descendait, le matin,
déjeuner à la cuisine; elle remontait à l'atelier du premier étage, pour
travailler; et c'étaient avec l'escalier de pierre tournant dans sa tourelle,
les seuls coins où elle vécût, justement les coins vénérables, conservés
d'âge en âge, car elle n'entrait jamais dans la chambre des Hubert, et ne
faisait guère que traverser le salon du bas, les deux pièces rajeunies au
goût de l'époque.
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