Le Rêve | Page 5

Emile Zola
tanneurs, au
bord du Ligneul, dans la ville basse. Le mari boit, la femme a une
mauvaise conduite.
--Ils me traitaient d'enfant de la borne, poursuivit Angélique, révoltée,
enragée de fierté souffrante. Ils disaient que le ruisseau était assez bon
pour une bâtarde. Quand elle m'avait rouée de coups, la femme me
mettait de la pâtée par terre, comme à son chat; et encore je me
couchais sans manger souvent....
Ah! je me serais tuée à la fin!...
Elle eut un geste de furieux désespoir.

--Le matin de la Noël, hier, ils ont bu, ils se sont jetés sur moi, en
menaçant de me faire sauter les yeux avec le pouce, histoire de rire. Et
puis, ça n'a pas marché, ils ont fini par se battre, à si grands coups de
poing, que je les ai crus morts, tombés tous les deux en travers de la
chambre.... Depuis longtemps, j'avais résolu de me sauver. Mais je
voulais mon livre. Maman Nini me le montrait des fois, en disant: «Tu
vois, c'est tout ce que tu possèdes, car, si tu n'avais pas ça, tu n'aurais
rien.» Et je savais où ils le cachaient, depuis la mort de maman Thérèse,
dans le tiroir du haut de la commode.... Alors, je les ai enjambés, j'ai
pris le livre, j'ai couru en le serrant sous mon bras, contre ma peau. Il
était trop grand, je m'imaginais que tout le monde le voyait, qu'on allait
me le voler. Oh! j'ai couru, j'ai couru! et, quand la nuit a été noire, j'ai
eu froid sous cette porte, Oh! j'ai eu froid, à croire que je n'étais plus en
vie. Mais ça ne fait rien, je ne l'ai pas lâché, le voilà! Et, d'un brusque
élan, comme les Hubert le refermaient pour le lui rendre, elle le leur
arracha. Puis, assise, elle s'abandonna sur la table, le tenant entre ses
bras et sanglotant, la joue contre la couverture de toile rose. Une
humilité affreuse abattait son orgueil, tout son être semblait se fondre,
dans l'amertume de ces quelques pages aux coins usés, de cette pauvre
chose, qui était son trésor, l'unique lien qui la rattachât à la vie du
monde. Elle ne pouvait vider son coeur d'un si grand désespoir, ses
larmes coulaient, coulaient sans fin; et, sous cet écrasement, elle avait
retrouvé sa jolie figure de gamine blonde, à l'ovale un peu allongé, très
pur, ses yeux de violette que la tendresse pâlissait, l'élancement délicat
de son col qui la faisait ressembler à une petite vierge de vitrail.
Tout d'un coup elle saisit la main d'Hubertine, elle y colla ses lèvres
avides de caresses, elle la baisa passionnément.
Les Hubert en eurent l'âme retournée, bégayant, près de pleurer
eux-mêmes.
--Chère, chère enfant!
Elle n'était donc pas encore tout à fait mauvaise? Peut-être pourrait-on
la corriger de cette violence qui les avait effrayés.
--Oh! je vous en prie, ne me reconduisez pas chez les autres,

balbutia-t-elle, ne me reconduisez pas chez les autres! Le mari et la
femme s'étaient regardés. Justement, depuis l'automne, ils faisaient le
projet de prendre une apprentie à demeure, quelque fillette qui égaierait
la maison, si attristée de leurs regrets d'époux stériles. Et ce fut décidé
tout de suite.
--Veux-tu? demanda Hubert. Hubertine répondit sans hâte, de sa voix
calme:
--Je veux bien. Immédiatement, ils s'occupèrent des formalités. Le
brodeur alla conter l'aventure au juge de paix du canton nord de
Beaumont, M. Grandsire, un cousin de sa femme, le seul parent qu'elle
eût revu; et celui-ci se chargea de tout, écrivit à l'Assistance publique,
où Angélique fut aisément reconnue, grâce au numéro matricule, obtint
qu'elle resterait comme apprentie chez les Hubert, qui avaient un grand
renom d'honnêteté. Le sous-inspecteur de l'arrondissement, en venant
régulariser le livret, passa avec le nouveau patron le contrat, par lequel
ce dernier devait traiter l'enfant doucement, la tenir propre, lui faire
fréquenter l'école et la paroisse, avoir un lit pour la coucher seule.
De son côté, l'Administration s'engageait à lui payer les indemnités et
délivrer les vêtures, conformément à la règle.
En dix jours, ce fut fait. Angélique couchait en haut, près du grenier,
dans la chambre du comble, sur le jardin: et elle avait déjà reçu ses
premières leçons de brodeuse. Le dimanche matin, avant de la conduire
à la messe, Hubertine ouvrit devant elle le vieux bahut de l'atelier, où
elle serrait l'or fin.
Elle tenait le livret, elle le mit au fond d'un tiroir, en disant:
--Regarde où je le place, pour que tu puisses le prendre, si tu en as
l'envie, et que tu te souviennes.
Ce matin-là, en entrant à l'église, Angélique se trouva de nouveau sous
la porte Sainte-Agnès. Un faux dégel s'était produit dans la semaine,
puis le froid avait recommencé, si rude, que la neige des sculptures, à
demi fondue, venait
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