ne pas la gêner, le ménage se taisait,
ému de voir sa petite main trembler, au point de manquer sa bouche. Et
elle ne se servait que de sa main gauche, son bras droit demeurait
obstinément collé à son corps. Quand elle eut finir elle faillit casser la
tasse, qu'elle rattrapa du coude, maladroite, avec un geste d'estropiée.
--Tu es donc blessée au bras? lui demanda Hubertine. N'aie pas peur,
montre un peu, ma mignonne.
Mais, comme elle la touchait, l'enfant, violente, se leva, se débattit; et,
dans la lutte, elle écarta le bras. Un livret cartonné, qu'elle cachait sur
sa peau même, glissa par une déchirure de son corsage. Elle voulut le
reprendre, resta les deux poings tordus de colère, en voyant que ces
inconnus l'ouvraient et le lisaient.
C'était un livret d'élève, délivré par l'Administration des Enfants
assistés du département de la Seine. À la première page, au-dessous
d'un médaillon de saint Vincent de Paul, il y avait, imprimées, les
formules: nom de l'élève, et un simple trait à l'encre remplissait le blanc;
puis, aux prénoms, ceux d'Angélique, Marie; aux dates, née le 22
janvier! 85!, admise le 23 du même mois, sous le numéro matricule!
634. Ainsi, père et mère inconnus, aucun papier, pas même un extrait
de naissance, rien que ce livret d'une froideur administrative, avec sa
couverture de toile rose pâle. Personne au monde et un écrou, l'abandon
numéroté et classé. --Oh! une enfant trouvée! s'écria Hubertine.
Angélique, alors, parla, dans une crise folle d'emportement.
--Je vaux mieux que tous les autres, oui! je suis meilleure, meilleure,
meilleure.... Jamais je n'ai rien volé aux autres, et ils me volent tout....
Rendez-moi ce que vous m'avez volé.
Un tel orgueil impuissant, une telle passion d'être la plus forte
soulevaient son corps de petite femme, que les Hubert en demeurèrent
saisis. Ils ne reconnaissaient plus la gamine blonde, aux yeux couleur
de violette, au long col d'une grâce de lis. Les yeux étaient devenus
noirs dans la face méchante, le cou sensuel s'était gonflé d'un flot de
sang. Maintenant qu'elle avait chaud, elle de dressait et sifflait, ainsi
qu'une couleuvre ramassée sur la neige.
--Tu es donc mauvaise? dit doucement le brodeur. C'est pour ton bien,
si nous voulons savoir qui tu es.
Et, par-dessus l'épaule de sa femme, il parcourait le livret, que
feuilletait celle-ci. A la page 2, se trouvait le nom de la nourrice.
«L'enfant Angélique, Marie, a été confiée le 25 janvier 1851 à la
nourrice Françoise, femme du sieur Hamelin, profession de cultivateur,
demeurant commune de Soulanges, arrondissement de Nevers; laquelle
nourrice a reçu, au moment du départ, le premier mois de nourriture,
plus un trousseau.» Suivait un certificat de baptême, signé par
l'aumônier de l'hospice des Enfants assistés; puis, des certificats de
médecins, au départ et à l'arrivée de l'enfant. Les paiements des mois,
tous les trimestres, emplissaient plus loin les colonnes de quatre pages,
où revenait chaque fois la signature illisible du percepteur.
--Comment, Nevers! demanda Hubertine, c'est près de Nevers que tu as
été élevée?
Angélique, rouge de ne pouvoir les empêcher de lire, était retombée
dans son silence farouche. Mais la colère lui desserra les lèvres, elle
parla de sa nourrice.
--Ah! bien sûr que maman Nini vous aurait battus. Elle me défendait,
elle, quoique tout de même elle m'allongeât des claques..
--Ah! bien sûr que je n'étais pas si malheureuse, là-bas, avec les bêtes....
Sa voix s'étranglait, elle continuait, en phrases coupées, incohérentes, à
parler des près où elle conduisait la Rousse, du grand chemin où l'on
jouait, des galettes qu'on faisait cuire, d'un gros chien qui l'avait
mordue.
Hubert l'interrompit, lisant tout haut:
--«En cas de maladie grave ou de mauvais traitements, le
sous-inspecteur est autorisé à changer les enfants de nourrice.»
Au-dessous, il y avait que l'enfant Angélique, Marie, avait été confiée,
le 20 juin! 860, à Thérèse, femme de Louis Franchomme, tous les deux
fleuristes, demeurant à Paris.
--Bon! je comprends, dit Hubertine. Tu as été malade, on t'a ramenée à
Paris.
Mais ce n'était pas encore ça, les Hubert ne surent toute l'histoire que
lorsqu'ils l'eurent tirée d'Angélique, morceau à morceau. Louis
Franchomme, qui était le cousin de maman Nini, avait dû retourner
vivre un mois dans son village, afin de se remettre d'une fièvre; et
c'était alors que sa femme Thérèse, se prenant d'une grande tendresse
pour l'enfant, avait obtenu de l'emmener à Paris, où elle s'engageait à
lui apprendre l'état de fleuriste. Trois mois plus tard, son mari mourait,
elle se trouvait obligée, très souffrante elle-même, de se retirer chez son
frère, le tanneur Rabier, établi à Beaumont. Elle y était morte dans les
premiers jours de décembre, en confiant à sa belle-soeur la petite, qui,
depuis ce temps, injuriée, battue, souffrait le martyre..
--Les Rabier, murmura Hubert, les Rabier, oui, oui! des
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