Le Négrier, Vol. IV | Page 8

Édouard Corbière
ma cargaison, du grenat et un service complet d'argenterie pour
la table du monarque.
Le roi sourit à ce mot d'argenterie qu'il comprit à merveille. L'interprète
continua:
--Quel est le petit portrait que tu portes sur l'épinglette de ta chemise?
--Celui de ma maîtresse, de ma femme.
--Elle plaît à S. M.
--Qui? ma maîtresse?
--Non, ton épingle.
--Eh bien! S. M. ne l'aura pas. Mais voici une bague où elle trouvera
aussi un portrait qui en vaut bien un autre.
Je n'avais pas encore donné la bague au courtisan, que le roi s'écria, en
jetant les yeux sur la petite miniature du chaton: _Nabolone! Nabolone!
ô Nabolone!_ et il baisa à plusieurs reprises le portrait de Napoléon.
L'interprète me demanda ensuite si je n'avais pas d'antres images
représentant le grand Gacigou de France. Je lui répondis que je n'avais
que des portraits de Louis XVIII.
A ce mot de Louis XVIII, la figure de S. M. se contracta vivement,
comme pour exprimer un sentiment de dégoût; puis j'entendis sortir de
sa bouche auguste cette exclamation très-distincte:
Lououis Zuit pas, no, no potate, patate[3]!
[Note 3: Tous ces détails sont historiques, et j'ai lieu de croire que la
vérité du fonds fera excuser la vulgarité de la forme.]
Je saluai S. M. avec un sourire respectueusement approbatif. Le
drogman me prévint qu'on allait verser du poison dans un verre, et que
S. M. m'inviterait à l'avaler, pour prouver la confiance, que j'avais en

elle.
Du poison en poudre, dont l'acrimonie m'affecta péniblement l'odorat,
parut être en effet jeté dans une coupe d'argent remplie de vin de palme:
je pris fièrement le breuvage, et, plein de confiance, je l'avalai d'un trait.
Après quoi les grands officiers de la couronne se mirent à rire aux
éclats au tour qu'ils avaient cru me jouer: ils m'entourèrent tous en
dansant. Le roi descendit solennellement de son fauteuil; on m'annonça
que j'étais agréable à Pepel, et la farce d'introduction se trouva jouée.
La permission de construire un baraquon, pour y déposer mon
chargement, me fut accordée. En quelques heures, mes charpentiers
élevèrent près du rivage un édifice en planches, dont la magnificence
égala au moins celle de la royale case de Pepel. Les visites ne me
manquèrent pas, et les grands officiers, que je recevais à toute heure du
jour, ne tardèrent guère à boire une forte partie de ma provision
d'eau-de-vie. King-Pepel venait sans façon partager ma table; je lui
rendais familiarité pour familiarité. Il s'occupait de me composer,
disait-il, un beau chargement, des noirs qu'il attendait de l'intérieur.
Quel pays neuf et surprenant que cette côte de l'Afrique occidentale!
Que de moeurs inconcevables chez ces nègres si complètement ignorés
en Europe! Quelles bizarres modifications de l'espèce sociale, et des
superstitions humaines, dans ces états encore enfans, malgré leur
longue existence!
Je voulais tout voir dans Boni. On me trouvait à chaque instant, malgré
la chaleur étouffante d'un air de feu, dans les lieux où se réunissaient
les naturels. Et puis je n'étais pas fâché de montrer ma physionomie
européenne, au milieu de ces peuplades à la peau d'ébène, au visage
déprimé et à l'attitude esclave. Quel effet je produisais sur tous ces
visages noirs qui m'admiraient comme une merveille! «Voyez là, voyez
là, s'écriaient-ils dans leur langage volubile, quel beau chef! _C'est un
roi de matelots savans_.» Toutes les plus belles négresses
s'enorgueillissaient d'avoir obtenu de moi un regard sur mon passage,
ou un sourire pour prix des nattes de fruits qu'elles me présentaient
comme un hommage d'amour ou un tribut d'admiration.

Un jeune noir, vêtu de blanc de la tête aux pieds, et suivi
respectueusement par des marabouts, avait frappé mon attention. Je
l'avais souvent vu dans les marchés s'emparer de tous les objets qui lui
plaisaient, et battre impunément les marchands, satisfaits de recevoir
des coups de bâton de ce méchant petit drôle. Un jour il lui prit
fantaisie de m'aborder insolemment, et je me disposais à le fustiger
avec la rigoise que j'avais à la main; à la vivacité de mon geste et à
l'expression de ma physionomie, les marabouts, devisant mon intention,
tombent à mes pieds, et l'enfant fuit épouvanté. Frétiche! Frétiche!
hurlent tous les assistans, et les prêtres de me jeter de l'eau; pour me
purifier. Un drogman m'expliqua que je venais de manquer d'assommer
le palladium vivant du royaume, le Dieu sauveur du pays, le Frétiche
enfin.[4]
[Note 4: Tous les voyageurs écrivent Fétiche. J'ai toujours entendu les
Guinéens et les négriers prononcer Frétiche; et, comme ce sont les
naturels qui ont formé ce mot, je l'écris ici de même qu'ils le
prononcent.]
Ce Frétiche est un beau petit noir, que l'op prend en bas âge pour en
faire un Dieu. Ses adorateurs le logent dans une case aussi bien ornée
que celle du roi; et pendant sa céleste
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