Le Négrier, Vol. IV | Page 7

Édouard Corbière
me réveillèrent peu d'heures après. Il faisait
déjà presque jour, et le soleil se montrait sur les dunes qui nous
environnaient. La pirogue du Mafouc abordait mon navire, qu'elle
dépassait de l'avant et de l'arrière, tant elle était longue.
--Salut, me dit en mauvais anglais, le premier ministre de King-Pepel.
Tu viens faire le commerce dans un royaume aimé du Grand Être.
Pepel est un roi puissant. Que lui apportes-tu?
--Une bonne cargaison, des cadeaux pour lui, et de la franchise pour
tout le monde.
--Sois le bien venu, capitaine. Nous avons apaisé le dieu de la barre
pour toi. Feras-tu quelque chose pour nous?
--Voilà une boîte de couteaux, des fusils, un collier de grenat et un baril

d'eau-de-vie, que je te destinais.
Le Mafouc prit mon collier de grenat, se le passa au cou, et entama de
suite le baril d'eau-de-vie.
--Capitaine, tu peux mettre à la voile pour la grande villa de Boni, où
règne Pepel; je t'accompagnerai sur ton navire. Tu dois être aimé du
Grand Être, car tu es généreux et brave: le sang ne t'effraie pas.
En prononçant ces derniers mots, le Mafouc fit voler, d'un coup de
damas, la tête d'un vilain noir qui se promenait tristement sur le pont,
comme s'il avait été préparé à recevoir la mort.[2] Le Mafouc eut soin
de me prévenir que c'était à mon intention qu'il offrait ce sacrifice au
Grand Être.
[Note 2: En Europe, on se refusera de croire à tant de froide atrocité.
J'engage les personnes qui révoqueront en doute la vérité de ces faits, à
questionner les marins qui ont fréquenté la côte d'Afrique.]
Malgré le dégoût que j'éprouvais, je sentis qu'il m'importait de ne pas
manifester l'horreur dont tous mes sens étaient soulevés. J'ordonnai
froidement à deux de mes hommes de jeter le cadavre à l'eau.
Le Mafouc répéta, en observant attentivement mes traits et en
remarquant sans doute l'obéissance passive de mes gens: «Capitaine, tu
es généreux et brave.»
Nous arrivâmes en peu de temps à Boni, la grande ville. Une multitude
de nègres couvrait les rivages rapprochés, sur lesquels sont jetées ça et
là les cases qui forment cette bourgade. J'avais fait charger à poudre
mes caronades jusqu'à la gueule, et à mon commandement tous mes
pavillons s'élevèrent au bout de mes vergues et au haut de ma mâture,
au bruit d'une salve de vingt et un coup de canon. Le Mafouc, qui
m'avait répété que j'étais brave et généreux, tremblait de tous ses
membres à chaque détonation. Moi, pendant ce temps, je fumais
paisiblement un cigarre en me promenant sur le pont, comme à mon
ordinaire, et sans avoir l'air de faire attention à tout ce qui se passait.
Ces marques extérieures d'impassibilité imposèrent aux nègres, et je

prévoyais bien qu'elles devaient produire un bon effet quant à l'opinion
que je voulais leur faire concevoir de moi.
La salve finie, il me fallut aller à terre dans la pirogue du Mafouc. «Ne
craignez pas pour votre capitaine, dis-je à mes hommes, qui
paraissaient inquiets de me voir m'éloigner seul. Ces gens-là me croient
protégé par leur Grand Être: laissez courir la barque.»
Je n'eus pas le temps de débarquer à terre. Plus de cent nègres traînent
la pirogue sur le rivage, et m'emportent en triomphe sur un hamac, dans
lequel ils me traînent au galop vers une dune de sable. Rendus sur le
sommet de cette dune, ils me laissent seul pendant quelques minutes.
Puis, au bout de cette petite quarantaine, des marabouts vêtus de blanc
s'approchent et m'annoncent, avec de grandes gesticulations, que je suis
purifié. Je leur jette mes pistolets et quelques pièces d'or, et tout le
clergé de Boni tombe à mes pieds.
Ils me conduisent vers une grande case de bambous. Le peuple, qui me
suit, s'arrête respectueusement à la porte de ce sanctuaire de la royauté.
J'entre et j'aperçois, sur un fauteuil élevé, un gros nègre dont la tête
aplatie était recouverte d'une perruque de lin à trois marteaux. Un
manteau de serge rouge, bordé d'un faux galon d'or, lui descendait des
épaules aux talons; ses pieds étaient nus, et sur sa poitrine suante
tombait un long collier de grenat d'une douzaine de rangées.
Ce nègre était le puissant King-Pepel, l'autocrate de Boni!
Comme sa majesté noire m'imposait peu, j'entamai la conversation.
--Grand roi, je viens, avec un coeur franc et une bonne cargaison, lier
des relations d'amitié entre la France et toi, le plus puissant et le plus
respecté des souverains de la côte.
Le drogman anglais, qui se tenait auprès du trône, répéta mes paroles à
S. M. L'interprète me répondit ensuite, de la part de Pepel:
--Tes coups de canon ont beaucoup plu à S. M. Tu sais honorer le grand
Etre et le roi. Que portes-tu pour cadeaux au souverain de Boni?

--Toute
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