Le Négrier, Vol. IV | Page 9

Édouard Corbière
enfance, il a le droit de faire tout
ce qui lui plaît, sans qu'on puisse regarder ses caprices les plus déréglés
comme autre chose que des volontés divines. Mais une fois parvenu à
l'âge de treize ans, le Frétiche éprouve bien cruellement qu'il n'est pas
immortel, car alors toute la population, embarquée dans les pirogues, le
conduit avec solennité vers la barre, pour le plonger religieusement
dans les flots: les requins en font leur pâture.
Les prêtres, chargés d'élever cette malheureuse victime de l'homicide
superstition des nègres, ont soin de persuader au Frétiche qu'aussitôt
qu'il aura été plongé dans les flots, il n'en sortira que pour être Dieu ou
tout au moins roi.
Une misérable négresse, condamnée à mort par une espèce de jury de
vieillards, fut exécutée d'une manière atroce pendant mon séjour à Boni.
On la barbouilla de miel de la tête aux pieds, et puis on l'attacha au
tronc d'un, gommier. Des essaims de moustiques et de maringouins

s'introduisirent dans ses oreilles, ses narines et ses yeux, et la
dévorèrent au sein des tortures les plus effroyables. Deux jours après, le
cadavre de cette infortunée ne présentait plus qu'une masse informe,
couverte de myriades d'insectes sanglans. Ce genre de supplice
s'appelle dans le pays l'arbre à moustiques.
Lorsqu'un nègre est condamné à subir l'épreuve de mort, pour un délit
quelquefois assez léger, on lui fait avaler un brevage empoisonné dont
l'effet est si prompt que le condamné tombe raide avant d'avoir tari la
coupe fatale. Quand la culpabilité du prévenu paraît douteuse à ses
juges, on lui présente un breuvage qui n'est pas mortel, et après l'avoir
bu sans danger pour sa vie, il est réputé innocent. C'est le jugement de
Dieu de ce pays, et les juges ont toujours soin de préparer l'épreuve de
manière à ce que le ciel prononce dans le sens de leur opinion.
Le plus souvent on donne les condamnés à mort à dévorer aux requins,
en les précipitant dans le fleuve, dont les eaux ne sont que trop
fréquemment ensanglantées par de pareilles exécutions. Il est à
remarquer que les requins de la côte d'Afrique sont les plus voraces
parmi tous les animaux de leur espèce. Ceux de ces parages ont une tête
deux fois plus volumineuse que les poissons du même genre que l'on
voit dans les mers des Antilles ou sur la Côte-Ferme!
King-Pepel, sur la foi des traités, s'était déjà emparé de presque toute
ma cargaison, et les trois cents esclaves qu'il devait me donner en
échange n'arrivaient pas. Les fièvres inexorables du pays
commençaient à s'emparer de mon équipage, dont le climat avait déjà
affaibli l'énergie. Il me fallut cependant recourir bientôt à cette énergie,
et oublier mon propre découragement.
Des nègres arrivant du bas du fleuve, dans leurs pirogues rapides
comme le vent, crient un matin, en passant le long de la _Rosalie:
Anglais! Anglais! Gaberon?_ Je n'eus que le temps de me préparer à
repousser l'attaque que les noirs m'annonçaient si subitement. Deux
longues péniches, expédiées par la corvette qui m'avait vu entrer à Boni,
se montrent dans le fleuve, à petite distance, chargées de monde. Je crie
à terre dans un porte-voix: _King-Pepel, les Anglais violent ton
territoire_! Aussitôt des nègres se portent sur une mauvaise batterie,

placée à terre dans le sable. Mes hommes, abrités sous ma tente, se
disposent à combattre les Anglais, harassés par une longue nage et par
la chaleur asphyxiante du jour. Le feu commence et le pavillon
tricolore flotte sur la Rosalie: c'est sous cette couleur-là que des
Français libres de toutes leurs actions devaient combattre.
Les deux canots, après avoir essuyé mes deux volées à bout portant,
m'abordèrent bravement. L'un d'eux, traversé de boulets, coule le long
de la Rosalie. L'officier qui commande l'autre embarcation me crie
d'amener. Je lui réponds: «Accordez-moi deux minutes pour consulter
mon équipage.» Mon équipage murmure, je l'apaise d'un signe.
L'officier consent à me laisser un moment de répit. Je donne le mot à
mes gens.--Je suis amené, dis-je alors au lieutenant anglais; et au même
moment tout mon équipage saute, comme pour abandonner le corsaire,
à bord de la péniche. «Restez à bord, restez à bord, nous crient les
Anglais: _vous allez nous chavirer_!» C'était bien là mon plan: le poids
inattendu de tout ce monde se précipitant du même bord, fait cabaner
l'embarcation, et mes Anglais, surpris et effrayés, s'abîment sous les
flots, pendant que mes hommes, disposés à nager, regagnent bord en
ricanant avec férocité du succès de mon stratagème. Quelques uns de
mes assaillans surnageaient encore, je détournai la vue: les requins du
fleuve firent le reste.
Les cris de joie de la multitude des nègres témoins de notre triomphe,
nous étourdirent pendant plus d'une heure. Le soir la Rosalie fut
entourée de plus de cent pirogues couvertes de branches
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