du pays, de dessus
les barres j'ai aperçu sous la terre de ce cap, que les Anglais nomment
Antony-Point, la mâture d'un grand navire qui pourrait bien être un
croiseur. Là, le voyez-vous, par dessus ces brisans?
Redoutant ce bâtiment, qui croisait en effet vers la passe de l'est,
j'aurais voulu passer sur la barre du sud pour l'éviter; mais elle brisait
trop horriblement pour que je m'exposasse à la franchir. Il me fallut
attendre un moment plus opportun.
Des pirogues de nègres, longues et étroites, se montrèrent deux jours
après mon arrivée au mouillage. Je crus que c'étaient des pilotes qui
venaient pour me rentrer: elles pénétrèrent entre les deux barres de la
passe du sud. Je les observai à la longue-vue. Un spectacle horrible
frappa bientôt mes yeux; des nègres placés sur l'avant tranchent la tête à
d'autres noirs, qui tendent docilement leur cou au hachot qui les
décapite; puis de longs cris sauvages se font entendre, et les noirs
élèvent leurs mains sanglantes vers le ciel!... Les pirogues disparaissent
alors...
J'acceptai cette exécution comme un mauvais présage pour nous. Mon
second ne pouvait s'expliquer le motif de cette boucherie atroce.
Le lendemain, la barre ne brisait plus avec autant de violence. Des
pirogues, montées chacune par une trentaine de naturels, accostèrent le
navire. Je savais qu'il ne fallait leur manifester aucune défiance, pour
n'avoir pas, plus tard, à concevoir de craintes réelles sur leur compte.
Avant de monter à bord, les nègres se mirent à battre les bordages du
bâtiment à coup de longues baguettes. Un d'eux jette sur moi une petite
pagode grossièrement sculptée. Je n'eus garde de m'effrayer de cette
espèce d'épreuve. Les noirs poussèrent alors des cris d'allégresse, en
sautant sur mes bastingages; et celui qui m'avait fait tomber son petit
Bon-Dieu sur les pieds, me tendit sa main gluante avec cordialité et en
signe de satisfaction. C'était un chef, délégué vers moi par le Mafouc,
premier ministre de King-Pepel, roi de Boni. Cet ambassadeur,
grotesquement recouvert d'un débris de manteau, bredouillait un peu
d'anglais. Il me demanda de l'eau-de-vie et de la morue. Je le grisai et je
le rassasiai, ainsi que tous les nègres qui composaient sa suite. Il
m'annonça que je pourrais bientôt communiquer avec la terre, et parler
au Grand-Mafouc.
--Pourquoi donc, lui demandai-je, t'ai-je vu hier faire trancher la tête à
une douzaine de nègres, là, entre ces deux bancs de sable?
--C'était pour apaiser le dieu de la barre, qui est très-gourmand; et
aujourd'hui tu vois que le dieu est content, puisque la lame n'est plus
aussi forte et que tu peux entrer sans risque. Oh! King-Pepel est un
grand roi! il n'est pas avare de nègres, et il donne à tous les dieux autant
de têtes qu'ils en demandent. Répète donc avec moi, beau capitaine, que
Pepel est un grand roi!
Je répétai tout ce que voulut le délégué du Mafouc. Mes visiteurs se
rembarquèrent, et, lançant de l'eau sur le navire du bout de leurs
pagayes, et poussant tous ensemble les cris les plus barbares que j'eusse
encore entendus, ils s'éloignèrent dans leurs pirogues, avec une rapidité
dont nos embarcations les plus légères ne peuvent nous donner une
idée.
Deux nègres pilotes, fort intelligens, conduisirent le soir la Rosalie
jusque par le travers de Jujou, grand village situé à l'est, sur la large
embouchure du fleuve: il me fallait à cette pose attendre la visite
solennelle du Mafouc. Mes gens tendirent leurs hamacs sous les tentes
dressées de l'avant à l'arrière, et bientôt, malgré les nuées de
moustiques qui les déchiquetaient, ils s'endormirent paisiblement.
Je me promenai une partie de la nuit sur le pont, seul et livré à mes
réflexions Le feu des torches que les nègres allumaient dans leurs frêles
cases de bambous voltigeait, à terre. L'air affaissé n'était troublé, dans
le silence de la nuit, que par la voix des naturels, qui chantaient des
chansons monotones et mélancoliques. Une brise faible et chaude
m'apportait de folles bouffées, imprégnées de l'odeur fade de la rare
végétation de ces rivages. Au dessus du carbet, des dunes pointues de
sable blanc projetaient leurs sommets sur le ciel parsemé d'étoiles
titillantes, et couvraient, de leur ombre nocturne, le sombre village de
Jujou.
Voilà, pensais-je, ces hommes que je vais acheter et enchaîner dans ma
cale, qui reposent paisiblement dans ces cases, ou qui chantent gaîment
sur cette côte si tranquille! Et ces matelots qui goûtent un sommeil si
profond, demain, peut-être, me seront enlevés par la maladie qui dévore
les Européens dans ces climats homicides!... Le danger est partout ici:
la Mort, qui veille sans cesse, demande des victimes qu'elle a déjà
marquées; et ils dorment, et ils chantent pourtant!...
Assis sur une caronade, je laissai aller ma tête préoccupée sur le
bastingage, et je m'endormis.
De bruyantes acclamations
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