Le Négrier, Vol. IV | Page 5

Édouard Corbière
Ne m'a-t-elle donc arraché à
la mort que pour me voir lui ôter moi-même la vie! Après tous les
sacrifices qu'elle a faits pour me retrouver loin de son pays, chercher à
la quitter, pour ne plus la revoir peut-être!... Cette idée m'accablait; et
pourtant je sentais que je mourrais d'ennui, si j'étais condamné à rester
inactif auprès de celle que je chérissais le plus au monde.
Mon amie devina toute mon anxiété, et elle m'épargna la peine
d'aborder une question si pénible pour moi: elle avait déjà pris son parti,
avec une résolution dont l'amour le plus sincère peut seul donner
l'exemple; car souvent les sacrifices que s'impose l'amour sont faits
avec tant de vertu, qu'on les prendrait pour de l'indifférence. Mais moi,
pouvais-je me tromper sur le motif réel de la résignation de ma
maîtresse!
«Que je te perde pour t'avoir laissé partir, ou que je te voie languir sous
mes yeux pour avoir voulu te retenir, n'est-ce pas un sacrifice qu'il faut
tôt ou tard que j'offre au ciel en expiation de mon bonheur?.... Ah! mon
ami, j'ai été trop long-temps heureuse avec toi, pour ne pas payer tant
de félicités par quelque catastrophe.... Mais, quoi qu'il arrive, sache
bien que je ne survivrai pas un jour à ta perte.... Si je pouvais mourir
avant toi et près de toi, que je serais heureuse!....»
Je m'efforçai de la consoler. «Non, me dit-elle, mon parti est arrêté: je
veux même t'engager à chercher dans les hasards une activité qui est ta
vie; c'est peut-être ainsi que je pourrai te conserver, et jouir encore de la
satisfaction de te revoir content. Vois-tu ce bâtiment qui va t'emporter

loin de moi? Eh bien! je veux moi-même orner la chambre que tu dois
occuper à bord: je la remplirai de mon souvenir; partout tu y
retrouveras la trace de mes mains et des gages de ma tendresse; et si
jamais la mort t'enlevait à mon amour! dans une tempête ou dans un
combat, que ta dernière pensée soit à Dieu, et ton avant-dernière pensée
à ta compagne la plus fidèle.»
Rosalie, jusqu'au départ de mon navire, ne quitta plus ma chambre de
bord. Ses soins prévoyans allèrent jusqu'à la meubler de tout ce qui
pourrait m'être le plus agréable à la mer. Elle semblait vouloir, à force
d'attentions, étendre pour ainsi dire sa présence jusque sur le temps que
je passerais si loin d'elle. Son portrait fut placé à la tête de ma cabine:
tout le petit ménage de notre maison passa enfin dans ma chambre de
capitaine. Il fallut nous séparer, et je ne me consolai un peu, en
m'éloignant des lieux où si long-temps j'avais été heureux, qu'en
songeant au plaisir que j'aurais à revoir l'Océan, cet Océan, mes
premières amours, même avant Rosalie. Mais la laisser seule à
Saint-Pierre, sans distraction, sans consolation, pendant que je courrai
tant de dangers!.... Une bonne brise d'est m'arracha à ces pensées
douloureuses.
Une fois dans les débouquemens, il me fallut faire connaissance avec
mon équipage et avec mon navire, tous deux devenus le monde pour
moi. Ma réputation de courage inspira bientôt à mes gens un respect
dont ils savaient bien qu'il n'aurait pas été prudent pour eux de dépasser
les sévères limites. Mon petit trois-mâts, faible d'échantillon et assez
médiocrement solide, marchait bien. Je m'amusais à l'essayer avec tous
les navires que je rencontrais courant la même bordée que la mienne, et
je les dépassais tous. Je ne dirai pas la joie d'enfant que j'éprouvais à
me promener toute la journée, et souvent une partie de la nuit, sur ce
pont où je marchais en maître, et qui recouvrait une bonne et productive
cargaison. Convertir tout cela en nègres que je vendrai bien cher, me
disais-je; ramasser beaucoup d'or en courant mille et une aventures,
voilà ce qu'il me faut... Quel état plus beau que le mien! Tout l'Océan
est mon domaine: d'un mot je fais trembler ou j'apaise ces hommes
terribles qui m'ont confié leur sort. A terre on me regardera comme un
être prodigieux; et, libre comme ce vent qui se joue dans ma voiture, et

plus indépendant encore que ces flots qui battent les flancs de ce navire,
soumis à mes ordres, je ferai ma fortune en naviguant au gré de mes
caprices et en attachant quelque célébrité à mon nom. Tout cela était
délicieux pour mon imagination.
Les vents ne répondirent pas à mon impatience; cependant en moins de
quarante-cinq jours, après avoir été chercher les brises variables et
avoir longé la côte d'Afrique, je mouillai en dehors de la barre de Boni.
La mer bondissait furieuse sur cette langue de sable, et elle se trouvait
pourtant calme à l'endroit où je jetai l'ancre par six brasses d'eau.
--Capitaine, vint me dire mon second, un peu au fait
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