le mérite que j'ai découvert en toi, qu'est l'excuse
de ma propre faiblesse. Ta douleur après la mort de ton ami, ta
tendresse pour ton frère et ta préférence pour moi, tout ne me dit-il pas
ce que tu es, ce que tu vaux, pour la femme qui a su le mieux te
connaître, et le mieux deviner ton coeur!
* * * * *
C'est ainsi que Rosalie m'enchaînait à elle, et enchantait toute mon
existence. Mais quels que fussent notre félicité et notre attachement,
j'éprouvais quelquefois un vide inexplicable, au sein même de mon
bonheur: je me croyais né, sinon pour faire de grandes choses, du
moins pour faire des choses non vulgaires; et vivre toujours comme un
bourgeois près de sa femme, me semblait ne pas user de sa vie: ce
n'était pas, en un mot, un bonheur casanier qu'il me fallait. Je voulais,
non pas fuir Rosalie, mais courir au loin les mers pour mieux jouir du
plaisir de la retrouver après avoir bravé quelques périls, et avoir attaché
peut-être quelque peu de renommée à mon audace.
Il est peu de choses dans notre âme que nous puissions cacher à la
pénétration d'une femme, habituée à chercher nos moindres peines et à
prévenir nos plus simples désirs. Ma préoccupation n'échappa pas à
Rosalie. Elle aurait voulu, au prix de ses jours, trouver quelque chose
qui pût remplir ma vie et occuper les instans que je passais près d'elle.
Pour la consoler de me voir livré à un désoeuvrement auquel elle aurait
voulu m'arracher, je lui répétais que mon unique chagrin était de ne
pouvoir mettre le pied à la mer, pour nos affaires à la Côte-Ferme, que
sous ce pavillon anglais que je détestais tant. Ce prétexte, que je
donnais à l'inquiétude de mon esprit, ne pouvait faire prendre le change
à une compagne trop habile à discerner le véritable motif de mon
abattement. Un événement inattendu vint nous arracher tous les deux à
l'incertitude pénible de notre position.
Vers le milieu de 1814, des bâtimens anglais, arrivant en toute hâte
d'Europe, nous apprirent la chute fatale du gouvernement impérial. Un
vaisseau français vint bientôt, naviguant sous les couleurs de l'ancienne
monarchie, confirmer la nouvelle que la station anglaise s'était
empressée de nous transmettre, et alors le pavillon blanc se déploya sur
la Martinique. Ce n'était plus là le drapeau de nos victoires, mais au
moins n'était-ce plus le pavillon anglais!
14.
TRAITE A BONI.
Préparatifs de départ.--Arrivée à Boni.--Le Roi Pepel.--Le
Frétiche.--Supplices chez les nègres.--La cargaison.--Le retour.
«Un traité solennel des Puissances européennes interdit la traite! Les
Puissances viennent de signer la perte de nos colonies,» dirent les
habitans, en apprenant la convention passée entre les nations alliées.
La traite est défendue, me dis-je, moi; tant mieux, je la ferai, et au
plaisir d'entreprendre un commerce périlleux, je joindrai le bonheur
d'enfreindre la loi signée par toutes les Puissances! Voyons; qui veut
me confier un navire? je l'équipe des plus mauvais bandits de l'île, et
avec quelques canons sur mon pont, et, pour une centaine de ballots de
marchandises, je ramène aux armateurs les plus entreprenans la
première cargaison de nègres.
Des habitans riches connaissaient la résolution de mon caractère et les
ressources de mon esprit trafiqueur. Un vieux corsaire désarmé,
ancienne capture des Anglais, pourrissait au carénage: on me l'achète.
Un ancien marin, qui jadis avait été chercher des noirs à la côte de
Guinée, devient mon second. Des matelots sans emploi forment mon
équipage. On se procure des ballots de toile, venus de France avec la
paix; on rassemble quelques vieux fusils et de la quincaillerie; on
trouve vingt pièces d'eau-de-vie ou de rum, cinq à six boucauts de tabac,
et voilà ma cargaison faite.
Quel nom donnerons-nous maintenant à mon petit trois-mâts? Ce
nom-là fut bientôt trouvé: mes armateurs m'en avaient laissé le choix, et
il passa de mon coeur et de ma tête, sur le tableau de mon Négrier. La
Rosalie se trouva armée en moins de quinze jours. J'allais enfin
commander à mon tour, et le rêve de toute ma vie était près de se
réaliser sur ces mers où, libre de ma manoeuvre, je m'imaginai pouvoir
bientôt régner en maître, et courir les chances de la fortune, en
chercheur d'occasions. Que ces noms de Vieux-Calebar, de Boni et du
Gabon, résonnaient agréablement à mon oreille! C'était sur ces plages
si peu connues que je devais apparaître, dans toute ma splendeur, aux
regards émerveillés des rois nègres, avec lesquels je traiterais d'égal à
égal!.... Je ne me sentais pas d'impatience.
Mais cette Rosalie dont je vais déchirer le coeur, comment pourra-t-elle
supporter notre séparation? Ces projets de voyage et cette invincible
passion d'aventures, ne sont-ils pas une infidélité que je fais à la femme
à qui j'ai juré cependant fidélité éternelle?
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