toute mon anxiété, et elle m'épargna la peine d'aborder une question si pénible pour moi: elle avait déjà pris son parti, avec une résolution dont l'amour le plus sincère peut seul donner l'exemple; car souvent les sacrifices que s'impose l'amour sont faits avec tant de vertu, qu'on les prendrait pour de l'indifférence. Mais moi, pouvais-je me tromper sur le motif réel de la résignation de ma ma?tresse!
?Que je te perde pour t'avoir laissé partir, ou que je te voie languir sous mes yeux pour avoir voulu te retenir, n'est-ce pas un sacrifice qu'il faut t?t ou tard que j'offre au ciel en expiation de mon bonheur?.... Ah! mon ami, j'ai été trop long-temps heureuse avec toi, pour ne pas payer tant de félicités par quelque catastrophe.... Mais, quoi qu'il arrive, sache bien que je ne survivrai pas un jour à ta perte.... Si je pouvais mourir avant toi et près de toi, que je serais heureuse!....?
Je m'effor?ai de la consoler. ?Non, me dit-elle, mon parti est arrêté: je veux même t'engager à chercher dans les hasards une activité qui est ta vie; c'est peut-être ainsi que je pourrai te conserver, et jouir encore de la satisfaction de te revoir content. Vois-tu ce batiment qui va t'emporter loin de moi? Eh bien! je veux moi-même orner la chambre que tu dois occuper à bord: je la remplirai de mon souvenir; partout tu y retrouveras la trace de mes mains et des gages de ma tendresse; et si jamais la mort t'enlevait à mon amour! dans une tempête ou dans un combat, que ta dernière pensée soit à Dieu, et ton avant-dernière pensée à ta compagne la plus fidèle.?
Rosalie, jusqu'au départ de mon navire, ne quitta plus ma chambre de bord. Ses soins prévoyans allèrent jusqu'à la meubler de tout ce qui pourrait m'être le plus agréable à la mer. Elle semblait vouloir, à force d'attentions, étendre pour ainsi dire sa présence jusque sur le temps que je passerais si loin d'elle. Son portrait fut placé à la tête de ma cabine: tout le petit ménage de notre maison passa enfin dans ma chambre de capitaine. Il fallut nous séparer, et je ne me consolai un peu, en m'éloignant des lieux où si long-temps j'avais été heureux, qu'en songeant au plaisir que j'aurais à revoir l'Océan, cet Océan, mes premières amours, même avant Rosalie. Mais la laisser seule à Saint-Pierre, sans distraction, sans consolation, pendant que je courrai tant de dangers!.... Une bonne brise d'est m'arracha à ces pensées douloureuses.
Une fois dans les débouquemens, il me fallut faire connaissance avec mon équipage et avec mon navire, tous deux devenus le monde pour moi. Ma réputation de courage inspira bient?t à mes gens un respect dont ils savaient bien qu'il n'aurait pas été prudent pour eux de dépasser les sévères limites. Mon petit trois-mats, faible d'échantillon et assez médiocrement solide, marchait bien. Je m'amusais à l'essayer avec tous les navires que je rencontrais courant la même bordée que la mienne, et je les dépassais tous. Je ne dirai pas la joie d'enfant que j'éprouvais à me promener toute la journée, et souvent une partie de la nuit, sur ce pont où je marchais en ma?tre, et qui recouvrait une bonne et productive cargaison. Convertir tout cela en nègres que je vendrai bien cher, me disais-je; ramasser beaucoup d'or en courant mille et une aventures, voilà ce qu'il me faut... Quel état plus beau que le mien! Tout l'Océan est mon domaine: d'un mot je fais trembler ou j'apaise ces hommes terribles qui m'ont confié leur sort. A terre on me regardera comme un être prodigieux; et, libre comme ce vent qui se joue dans ma voiture, et plus indépendant encore que ces flots qui battent les flancs de ce navire, soumis à mes ordres, je ferai ma fortune en naviguant au gré de mes caprices et en attachant quelque célébrité à mon nom. Tout cela était délicieux pour mon imagination.
Les vents ne répondirent pas à mon impatience; cependant en moins de quarante-cinq jours, après avoir été chercher les brises variables et avoir longé la c?te d'Afrique, je mouillai en dehors de la barre de Boni. La mer bondissait furieuse sur cette langue de sable, et elle se trouvait pourtant calme à l'endroit où je jetai l'ancre par six brasses d'eau.
--Capitaine, vint me dire mon second, un peu au fait du pays, de dessus les barres j'ai aper?u sous la terre de ce cap, que les Anglais nomment Antony-Point, la mature d'un grand navire qui pourrait bien être un croiseur. Là, le voyez-vous, par dessus ces brisans?
Redoutant ce batiment, qui croisait en effet vers la passe de l'est, j'aurais voulu passer sur la barre du sud pour l'éviter; mais elle brisait trop horriblement pour que je m'exposasse à la franchir. Il me fallut attendre
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