Le Négrier, Vol. IV | Page 4

Édouard Corbière
ton coeur!
* * * * *
C'est ainsi que Rosalie m'encha?nait à elle, et enchantait toute mon existence. Mais quels que fussent notre félicité et notre attachement, j'éprouvais quelquefois un vide inexplicable, au sein même de mon bonheur: je me croyais né, sinon pour faire de grandes choses, du moins pour faire des choses non vulgaires; et vivre toujours comme un bourgeois près de sa femme, me semblait ne pas user de sa vie: ce n'était pas, en un mot, un bonheur casanier qu'il me fallait. Je voulais, non pas fuir Rosalie, mais courir au loin les mers pour mieux jouir du plaisir de la retrouver après avoir bravé quelques périls, et avoir attaché peut-être quelque peu de renommée à mon audace.
Il est peu de choses dans notre ame que nous puissions cacher à la pénétration d'une femme, habituée à chercher nos moindres peines et à prévenir nos plus simples désirs. Ma préoccupation n'échappa pas à Rosalie. Elle aurait voulu, au prix de ses jours, trouver quelque chose qui p?t remplir ma vie et occuper les instans que je passais près d'elle. Pour la consoler de me voir livré à un désoeuvrement auquel elle aurait voulu m'arracher, je lui répétais que mon unique chagrin était de ne pouvoir mettre le pied à la mer, pour nos affaires à la C?te-Ferme, que sous ce pavillon anglais que je détestais tant. Ce prétexte, que je donnais à l'inquiétude de mon esprit, ne pouvait faire prendre le change à une compagne trop habile à discerner le véritable motif de mon abattement. Un événement inattendu vint nous arracher tous les deux à l'incertitude pénible de notre position.
Vers le milieu de 1814, des batimens anglais, arrivant en toute hate d'Europe, nous apprirent la chute fatale du gouvernement impérial. Un vaisseau fran?ais vint bient?t, naviguant sous les couleurs de l'ancienne monarchie, confirmer la nouvelle que la station anglaise s'était empressée de nous transmettre, et alors le pavillon blanc se déploya sur la Martinique. Ce n'était plus là le drapeau de nos victoires, mais au moins n'était-ce plus le pavillon anglais!

14.
TRAITE A BONI.
Préparatifs de départ.--Arrivée à Boni.--Le Roi Pepel.--Le Frétiche.--Supplices chez les nègres.--La cargaison.--Le retour.
?Un traité solennel des Puissances européennes interdit la traite! Les Puissances viennent de signer la perte de nos colonies,? dirent les habitans, en apprenant la convention passée entre les nations alliées.
La traite est défendue, me dis-je, moi; tant mieux, je la ferai, et au plaisir d'entreprendre un commerce périlleux, je joindrai le bonheur d'enfreindre la loi signée par toutes les Puissances! Voyons; qui veut me confier un navire? je l'équipe des plus mauvais bandits de l'?le, et avec quelques canons sur mon pont, et, pour une centaine de ballots de marchandises, je ramène aux armateurs les plus entreprenans la première cargaison de nègres.
Des habitans riches connaissaient la résolution de mon caractère et les ressources de mon esprit trafiqueur. Un vieux corsaire désarmé, ancienne capture des Anglais, pourrissait au carénage: on me l'achète. Un ancien marin, qui jadis avait été chercher des noirs à la c?te de Guinée, devient mon second. Des matelots sans emploi forment mon équipage. On se procure des ballots de toile, venus de France avec la paix; on rassemble quelques vieux fusils et de la quincaillerie; on trouve vingt pièces d'eau-de-vie ou de rum, cinq à six boucauts de tabac, et voilà ma cargaison faite.
Quel nom donnerons-nous maintenant à mon petit trois-mats? Ce nom-là fut bient?t trouvé: mes armateurs m'en avaient laissé le choix, et il passa de mon coeur et de ma tête, sur le tableau de mon Négrier. La Rosalie se trouva armée en moins de quinze jours. J'allais enfin commander à mon tour, et le rêve de toute ma vie était près de se réaliser sur ces mers où, libre de ma manoeuvre, je m'imaginai pouvoir bient?t régner en ma?tre, et courir les chances de la fortune, en chercheur d'occasions. Que ces noms de Vieux-Calebar, de Boni et du Gabon, résonnaient agréablement à mon oreille! C'était sur ces plages si peu connues que je devais appara?tre, dans toute ma splendeur, aux regards émerveillés des rois nègres, avec lesquels je traiterais d'égal à égal!.... Je ne me sentais pas d'impatience.
Mais cette Rosalie dont je vais déchirer le coeur, comment pourra-t-elle supporter notre séparation? Ces projets de voyage et cette invincible passion d'aventures, ne sont-ils pas une infidélité que je fais à la femme à qui j'ai juré cependant fidélité éternelle? Ne m'a-t-elle donc arraché à la mort que pour me voir lui ?ter moi-même la vie! Après tous les sacrifices qu'elle a faits pour me retrouver loin de son pays, chercher à la quitter, pour ne plus la revoir peut-être!... Cette idée m'accablait; et pourtant je sentais que je mourrais d'ennui, si j'étais condamné à rester inactif auprès de celle que je chérissais le plus au monde.
Mon amie devina
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