Le Négrier, Vol. IV | Page 6

Édouard Corbière
un moment plus opportun.
Des pirogues de nègres, longues et étroites, se montrèrent deux jours après mon arrivée au mouillage. Je crus que c'étaient des pilotes qui venaient pour me rentrer: elles pénétrèrent entre les deux barres de la passe du sud. Je les observai à la longue-vue. Un spectacle horrible frappa bient?t mes yeux; des nègres placés sur l'avant tranchent la tête à d'autres noirs, qui tendent docilement leur cou au hachot qui les décapite; puis de longs cris sauvages se font entendre, et les noirs élèvent leurs mains sanglantes vers le ciel!... Les pirogues disparaissent alors...
J'acceptai cette exécution comme un mauvais présage pour nous. Mon second ne pouvait s'expliquer le motif de cette boucherie atroce.
Le lendemain, la barre ne brisait plus avec autant de violence. Des pirogues, montées chacune par une trentaine de naturels, accostèrent le navire. Je savais qu'il ne fallait leur manifester aucune défiance, pour n'avoir pas, plus tard, à concevoir de craintes réelles sur leur compte. Avant de monter à bord, les nègres se mirent à battre les bordages du batiment à coup de longues baguettes. Un d'eux jette sur moi une petite pagode grossièrement sculptée. Je n'eus garde de m'effrayer de cette espèce d'épreuve. Les noirs poussèrent alors des cris d'allégresse, en sautant sur mes bastingages; et celui qui m'avait fait tomber son petit Bon-Dieu sur les pieds, me tendit sa main gluante avec cordialité et en signe de satisfaction. C'était un chef, délégué vers moi par le Mafouc, premier ministre de King-Pepel, roi de Boni. Cet ambassadeur, grotesquement recouvert d'un débris de manteau, bredouillait un peu d'anglais. Il me demanda de l'eau-de-vie et de la morue. Je le grisai et je le rassasiai, ainsi que tous les nègres qui composaient sa suite. Il m'annon?a que je pourrais bient?t communiquer avec la terre, et parler au Grand-Mafouc.
--Pourquoi donc, lui demandai-je, t'ai-je vu hier faire trancher la tête à une douzaine de nègres, là, entre ces deux bancs de sable?
--C'était pour apaiser le dieu de la barre, qui est très-gourmand; et aujourd'hui tu vois que le dieu est content, puisque la lame n'est plus aussi forte et que tu peux entrer sans risque. Oh! King-Pepel est un grand roi! il n'est pas avare de nègres, et il donne à tous les dieux autant de têtes qu'ils en demandent. Répète donc avec moi, beau capitaine, que Pepel est un grand roi!
Je répétai tout ce que voulut le délégué du Mafouc. Mes visiteurs se rembarquèrent, et, lan?ant de l'eau sur le navire du bout de leurs pagayes, et poussant tous ensemble les cris les plus barbares que j'eusse encore entendus, ils s'éloignèrent dans leurs pirogues, avec une rapidité dont nos embarcations les plus légères ne peuvent nous donner une idée.
Deux nègres pilotes, fort intelligens, conduisirent le soir la Rosalie jusque par le travers de Jujou, grand village situé à l'est, sur la large embouchure du fleuve: il me fallait à cette pose attendre la visite solennelle du Mafouc. Mes gens tendirent leurs hamacs sous les tentes dressées de l'avant à l'arrière, et bient?t, malgré les nuées de moustiques qui les déchiquetaient, ils s'endormirent paisiblement.
Je me promenai une partie de la nuit sur le pont, seul et livré à mes réflexions Le feu des torches que les nègres allumaient dans leurs frêles cases de bambous voltigeait, à terre. L'air affaissé n'était troublé, dans le silence de la nuit, que par la voix des naturels, qui chantaient des chansons monotones et mélancoliques. Une brise faible et chaude m'apportait de folles bouffées, imprégnées de l'odeur fade de la rare végétation de ces rivages. Au dessus du carbet, des dunes pointues de sable blanc projetaient leurs sommets sur le ciel parsemé d'étoiles titillantes, et couvraient, de leur ombre nocturne, le sombre village de Jujou.
Voilà, pensais-je, ces hommes que je vais acheter et encha?ner dans ma cale, qui reposent paisiblement dans ces cases, ou qui chantent ga?ment sur cette c?te si tranquille! Et ces matelots qui go?tent un sommeil si profond, demain, peut-être, me seront enlevés par la maladie qui dévore les Européens dans ces climats homicides!... Le danger est partout ici: la Mort, qui veille sans cesse, demande des victimes qu'elle a déjà marquées; et ils dorment, et ils chantent pourtant!...
Assis sur une caronade, je laissai aller ma tête préoccupée sur le bastingage, et je m'endormis.
De bruyantes acclamations me réveillèrent peu d'heures après. Il faisait déjà presque jour, et le soleil se montrait sur les dunes qui nous environnaient. La pirogue du Mafouc abordait mon navire, qu'elle dépassait de l'avant et de l'arrière, tant elle était longue.
--Salut, me dit en mauvais anglais, le premier ministre de King-Pepel. Tu viens faire le commerce dans un royaume aimé du Grand être. Pepel est un roi puissant. Que lui apportes-tu?
--Une bonne cargaison, des cadeaux pour lui, et de la franchise pour tout le monde.
--Sois le
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