Le Négrier, Vol. III | Page 4

Édouard Corbière
gens que lorsque la nécessité l'exige impérieusement, pour les choses dont l'utilité leur est démontrée.
Les longues privations auxquelles sont assujétis les marins finissent par les soumettre à des règles d'abstinence qui tiennent plus à la coutume encore qu'à la résignation. Ils supportent volontiers la nécessité de ne boire qu'une demi-bouteille d'eau pourrie et de ne manger qu'une demi-livre de biscuit rongé des vers. Les passagers, au bout d'une pénible traversée, se délectent en pensant au jour désiré où ils pourront s'étendre dans un bon lit et se repa?tre de légumes frais et de viandes succulentes, autour d'une table bien servie; mais rarement un marin, quelque dur qu'ait été son voyage, se livre à ces rêves de gourmandise: il sait qu'après avoir resté un mois à terre, il faudra se soumettre à de nouvelles privations, et il pense qu'autant vaut se faire une habitude d'être mal, que de se laisser aller aux douceurs d'une vie qui ne doit pas être la sienne. Quand arrive l'occasion de se dédommager dans les excès de toutes les contraintes qu'il s'est imposées, il a bien garde de la laisser échapper; mais au large il ne s'amuse guère à se créer de riantes illusions qu'un coup de mer peut détruire ou qu'un naufrage peut lui ravir avec la vie. On ne sait pas assez combien il y a de philosophie instinctive dans l'existence de ces êtres si insoucians des dangers qu'il courent, et si imprévoyans pour un avenir qui leur appartient encore beaucoup moins qu'à tous les autres hommes.
Quelquefois sur les attérages, au moment le plus décisif et le plus périlleux d'une longue traversée, vous voyez, quand le mauvais temps se déclare, le capitaine veiller avec inquiétude sur le pont, et ne pas pouvoir prendre, dans son anxiété, un seul moment du repos qui lui serait pourtant si nécessaire. Eh bien! dans ces circonstances terribles qui doivent décider du sort de toute la campagne et quelquefois de la vie de tout l'équipage, vous entendez les hommes de quart soupirer après l'heure où leurs camarades viendront prendre à leur tour la responsabilité des événemens qui se passeront sur le pont; mais quant à eux, dès que le quart est fini, ils se couchent en chantant, qu'il vente, qu'il tonne, et quels que soient les dangers qui les menacent: c'est le capitaine qui répond de tout, c'est une chose tacitement convenue, et il semble que la conservation de leur vie et les soins du salut commun ne regardent que leurs chefs. Ils diraient volontiers, en parlant de leur capitaine: _S'il nous noie, tant pis pour lui; ce n est pas notre affaire_. Et croyez-vous que sans cette stupide imprévoyance, providence des hommes condamnés à naviguer pour cinquante francs par mois, il existerait des matelots?
Mais c'est trop m'occuper des moeurs des équipages fran?ais, et de ces détails sur lesquels je reviens avec trop de complaisance, quand ils se rencontrent sous ma plume. De tels objets peuvent encore avoir leur charme pour celui qui se les rappelle comme des souvenirs liés aux premières émotions de sa vie; mais ils doivent quelquefois rebuter ceux à qui on les raconte. Revenons à la Gazelle.
à travers quelques accidens ordinaires aux voyages de mer, notre go?lette approchait du Tropique, et l'équipage entrevoyait, avec joie, le jour où le capitaine Niquelet lui permettrait de solenniser la cérémonie consacrée dans cette phase remarquable des longs voyages. Le jour des saturnales maritimes arriva enfin. Le navire, dès le matin, prit un air de fête. L'équipage et les passagers revêtirent leurs habits de dimanche, et ces derniers se disposèrent, avec ceux qui n'avaient pas encore vu le Bonhomme-Tropique, à recevoir le copieux baptême qui devait les initier à ces burlesques mystères des pontifes équatoriaux et tropicaux. Une petite chapelle fut dressée sur le gaillard d'arrière.
On commen?a, comme chose obligée, par faire voir, à la longue-vue, le cercle du Tropique du Cancer, à tous nos passagers, en pla?ant un cheveu sur l'objectif de la lunette. Chacun d'eux s'étonna, comme d'habitude, que l'on p?t apercevoir ainsi un des cercles de la sphère céleste. Jamais on n'avait voulu croire à ce prodige; mais il fallait bien se rendre à l'évidence. On apprend tant de choses en naviguant! A terre, il n'y a que des illusions. C'est à la mer qu'il faut aller, pour commencer à faire connaissance avec les réalités.
Un gros gabier, affublé d'une robe blanche et d'une longue barbe d'étoupes, monta sur les grandes barres, un harpon à la main. Toutes les bailles et tous les seaux avait été remplis sur le pont. La pompe d'étrave jouait depuis le matin, et faisait ruisseler à pleins tuyaux l'eau sacrée du baptême. Tout nous annoncait que les aspersions ne seraient pas épargnées. Dès la veille aussi, on avait eu la prévoyance de barbouiller, avec de la peinture noire, les deux petits mousses
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