Le Négrier, Vol. III | Page 3

Édouard Corbière
la conduite d'un navire en pleine mer, les rébellions et les actes de piraterie ne seraient pas plus fréquens qu'ils ne le sont, avec des équipages forcés de se soumettre, comme à une Providence, à la science que possèdent leurs officiers? On a bien souvent cherché à rendre, pour toutes les intelligences, les calculs de longitude aussi faciles que ceux de latitude; mais ne serait-ce pas un grand mal qu'une découverte qui mettrait, dans les mains des hommes les plus grossiers, les moyens de se diriger, sans le secours des chefs, dont il s n'auraient qu'à se défaire, pour pouvoir abuser de la liberté qu'ils auraient acquise par un crime, sur un élément où les malfaiteurs instruits sont si s?rs de l'impunité? N'est-ce pas, au contraire, par un effet de la Providence, que la science de l'homme de mer n'a été rendue accessible qu'aux hommes qui, en s'instruisant pour l'acquérir, ont été à même de se pénétrer de ces principes d'ordre, que l'étude fait presque toujours aimer ou respecter?
Quand on manoeuvre à bord d'un navire, les passagers doivent éviter avec soin de ne pas gêner les matelots. Ce qu'ils ont de mieux à faire dans ces circonstances importantes, c'est de se retirer dans leurs chambres, ou de se tenir dans les parties du pont où leur présence peut devenir le moins importune. En général le r?le des passagers à bord doit être tout passif. Personne n'est plus jaloux que les marins, de l'autorité et de la profession qu'ils exercent; c'est une espèce de sacerdoce que leur métier, et ils éloignent autant qu'ils le peuvent, les profanes, du sanctuaire. Si jamais vous naviguez, vous vous ferez une idée du souverain mépris qu'ils ont pour toutes ces manières de femmelette qui réussissent si bien à terre dans vos salons. Ces hommes, habitués à régner sur la mer, sentent toute leur puissance, et ils cherchent rarement à en abuser quand vous semblez la reconna?tre; ils se contentent de mépriser vos airs coquets, et les terreurs que vous inspire, au moindre mauvais temps, l'élément avec lequel ils jouent: aussi, avisez-vous de montrer du coeur, de la dureté dans le mauvais temps même, cherchez, s'il est possible, à vous rendre utile, et vous les verrez s'apprivoiser avec vous, et vous témoigner de l'intérêt, fussiez-vous une femme. Mais pour peu que vous palissiez quand ils vous ont assuré qu'il n'y a rien à craindre, ils vous prendront en aversion et jetteront sur vous un de ces sobriquets qu'ils savent appliquer, avec tant de méchanceté et de justesse, sur toutes les physionomies qui leur déplaisent; et il n'est pas d'hommes qui réussissent mieux qu'eux à trouver de ces noms ridicules qui s'attachent, comme une lèpre, à la tournure ou à la figure d'un individu. Il est, dans la marine militaire, des officiers qui n'ont jamais pu se dépêtrer des qualifications grotesques que leurs matelots avaient su lancer sur eux, comme un sort, et qui les ont accompagnés dans toute leur carrière, quelque brillante et quelque glorieuse qu'elle soit devenue.
Un navire, que j'ai connu, se perdait coulant bas d'eau à la suite d'une tempête: il fallut s'embarquer dans la chaloupe et la mer était très-grosse: on se compte; l'embarcation ne peut contenir que l'équipage et deux passagers. Quels passagers laisserons-nous embarquer? demande le capitaine. Ce vieux monsieur, répond un matelot, et cette brave dame.--Pourquoi cette dame, plut?t que l'officier de troupe que nous avons à bord?--Parce que cette dame a montré du coeur comme un homme, et que cet ancien officier a eu peur comme une femme... Le malheureux officier fut laissé sur le pont, à la place même où il avait eu de la peine à se tra?ner, tant son effroi avait été grand pendant la tempête.
Mille exemples de la sorte prouveraient, au besoin, la bienveillance que con?oivent les marins pour les personnes chez lesquelles ils rencontrent, à la mer, un courage et une résolution qui s'accordent avec l'intrépidité qu'ils trouvent en eux-mêmes dans les momens de péril.
Les passagers, en général, se montrent trop disposés à se familiariser avec les gens de l'équipage, et c'est un tort; car fort souvent ces hommes, dont l'originalité a quelque chose de si attrayant pour les personnes qui ne les connaissent pas, finissent par abuser de la familiarité qu'on a contractée avec eux. Rarement ils se montrent cependant quêteurs ou exigeans; l'habitude de mendier leur est même tout-à-fait étrangère, et elle ne conviendrait pas à leur rudesse, qui n'est pas d'ailleurs sans fierté. Mais, pour la plupart, ils sont enclins à prendre un ton inconvenant avec ceux qui semblent avoir oublié leur rang, pour se donner le plaisir d'étudier leurs habitudes et leur caractère. Aussi, je ne saurais trop conseiller aux passagers de se tenir à distance de l'équipage, et d'imiter la réserve des officiers, qui ne parlent ordinairement à leurs
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