l'officier de quart me
disait: Monte tout seul serrer le petit hunier (qui n'est pas mal lourd
tout de même pour un seul homme), j'irais le serrer en double,
voyez-vous, parce que ce feu-là monterait avec moi à l'empointure pour
m'aider, comme il aide tous les matelots.
--Mais comment peux-tu ajouter foi à un tel conte? c'est tout
simplement, ainsi que je crois me rappeler de l'avoir lu, un effet naturel,
une aigrette électrique, qui, comme le fluide de cette espèce, recherche
les pointes.
--Comment je peux croire ce conte-là? Effet de lubricité, aigrette
électrice, tant qu'il vous plaira. Mais il n'en est pas moins vrai que ce
feu, qui ressemble censément à un verre d'eau-de-vie qui brûle, est
l'âme d'un pauvre bougre de matelot, comme moi, qui s'est noyé à la
mer dans un coup de temps. Aussi voyez-vous, quand le temps va
devenir mauvais, l'âme des matelots qui ont bu un coup de trop à la
grande tasse, venir avertir leurs camarades qu'il en fusillera de là haut,
et qu'il y aura du foutrop.
--Ma foi, à tout hasard, je veux voir si je pourrai toucher l'âme d'un
mort, et je m'en vais de ce pas sur le marche-pied de la vergue de
fortune, donner une chasse à ton feu Saint-Elme.
Je montai, comme je l'avais dit, au bout de la vergue, à la grande
surprise de mon interlocuteur, qui voyait une espèce de profanation
dans l'intention que j'avais d'aller, sans nécessité, tracasser ce qu'il
appelait l'ami des matelots. A mesure que sa main s'avançait doucement
vers le feu Saint-Elme, le fluide sautillait, s'éloignait, et ne revenait
qu'après que j'avais rentré ma main. Cette espèce de petite guerre entre
lui et moi, amusait beaucoup les gens de quart, qui me répétaient:
«Allez, celui-là est plus malin que vous et nous.» Un matelot
bas-breton me cria: «Voulez-vous que je le fasse disparaître?» --Oui,
lui répondis-je.--Et il fit le signe de la croix. Le feu en effet s'évanouit
au même instant, et cette coïncidence instantanée, entre sa disparition et
le signe de croix de mon dévot, ne servit pas peu à graver plus
profondément encore, dans l'imagination de ces braves gens, une
superstition qui, pour l'honneur de l'espèce humaine, devient
heureusement de plus en plus rare chaque jour parmi les matelots.
Lorsque, fatigué de me promener pendant quatre heures de quart, à la
file d'une dizaine d'hommes, qui n'avaient qu'un espace de vingt pieds à
parcourir, je cédais au besoin suppliciant du sommeil; lorsqu'enfin,
après avoir frotté mes yeux apesantis, avec de l'eau de mer, et avoir
trempé ma tête somnolente dans un sceau, je m'assoupissais devant, sur
le bout de la drôme, c'était en vain que mon chef de quart me réveillait
et me sermonait vertement: la nuit suivante, je retombais dans ma
mauvaise habitude. Il me fallait une leçon forte pour me guérir de mon
indolence. Le capitaine me la fit donner.
J'étais allongé, les yeux fermés, sur ma drôme chérie. Quatre hommes
montent dans les haubans, tenant chacun un sceau rempli d'eau. Au
signal de Niquelet, toute cette eau de mer roule avec fracas sur moi. Au
même instant on crie: un homme à la mer! Un homme à la mer! Saisi,
submergé, épouvanté, j'accroche un bout de corde que l'on me jette,
comme si j'étais tombé le long du bord: je nage, mais à sec, sur le pont;
et ce ne fut qu'après être revenu de mon effroi et avoir reconnu la
plaisanterie, que je me sentis tout honteux de m'être laissé prendre par
négligence à un piège aussi grossier.
«Vous risquiez, dit en riant le chirurgien du bord au capitaine, de lui
donner, avec cette fausse alerte, une maladie épileptique très-réelle.
--Tant pis, répondit Niquelet; j'aime encore mieux qu'il ait l'épilepsie,
que la cagne.»
8.
L'ATTÉRISSAGE.[1]
[Note 1: Le mot attérage est plus français; attérissage est plus marin.]
Les approches de la terre.--Les passagers en pacotille.--La
Martinique.--Le coup de peigne.--Combat et naufrage.
La fréquence des grains qui nous tombaient à bord, l'amoncèlement des
nuages poussés dans l'Ouest par la brise alisée, devenue plus forte et
plus irrégulière, l'apparition des fous qui croisaient leur vol saccadé au
dessus de notre mâture, les nuées de poissons-volans plus petits, qui
s'élevaient devant nous comme une poussière vivante, avec l'écume que
faisait jaillir la proue de la Gazelle, tout enfin nous annonçait
l'approche de la terre après un mois de traversée. La préoccupation de
notre capitaine passant les nuits sur le pont, enveloppé dans les
pavillons qui lui servaient de couche, nous faisait pressentir, encore
mieux que tous les autres indices, que le petit drame assez amusant de
notre voyage, allait toucher à son dénouement.
Oh! combien les passagers se montrent ravis quand ils croient enfin
flairer la terre! Les soucis, que les ennuis de la traversée ont accumulés
sur leur
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