Le Négrier, Vol. III | Page 7

Édouard Corbière

donne à la terre.
Les matelots ne sont pas, pour la plupart, fort émus de toutes ces scènes.
Mais j'avouerai cependant que je n'en ai pas vu un seul qui soit resté
indifférent au lever du soleil, dans ces régions. Quand derrière ces
nuages, bordés à l'horizon d'une pourpre étincelante, l'astre du jour
semblait cacher à nos yeux les approches de son apparition sublime, et
qu'ensuite son globe de feu s'élevait majestueusement au dessus du
rideau immense qui paraissait vouloir nous dérober pudiquement sa
clarté, un cri d'admiration s'échappait de la bouche de tous les
spectateurs attentifs. Les matelots, occupés à laver le pont, laissaient
tomber leurs brosses ou la bosse de leurs seaux. Tous les regards, toutes
les âmes pour ainsi dire, étaient tournés du côté du ciel, où
s'accomplissait un des mystères les plus imposans de la nature.

Il ne faut pas croire que pour les marins il n'y ait pas de distractions sur
ces mers où le navire court quelquefois quinze ou vingt jours avec la
même brise et le même cap, sans changer d'amures. La pêche, et une
pêche amusante, vient quelquefois occuper tout l'équipage, et procurer
une salubre variété à sa nourriture.
La dorade, si friande de poissons-volans, est quelquefois dupe de sa
voracité et victime d'une illusion que les marins savent lui préparer fort
adroitement.
Sur la tige du gros hameçon d'une ligne qu'ils suspendent au bout du
beaupré, ils forment, avec du linge blanc, le mannequin d'un
poisson-volant armé de ses ailes, faites avec la rame d'une plume, et de
manière à ce que la queue du poisson factice, couvre le dard de
l'hameçon ainsi empaqueté; puis le pêcheur, perché sur le beaupré,
agite sur la surface des flots que fend le navire, le poisson trompeur; la
dorade, qui guette sans cesse les poissons-volans que le bruit du sillage
fait sortir de l'eau, se jette sur l'hameçon comme sur une proie, et c'est
alors qu'on le halle à bord, comme une conquête, et que l'équipage jouit
du spectacle qu'offre ce spare, qui en mourant revêt sur son écaille les
nuances les plus vives de l'émail le plus pur, parsemées des étoiles de
l'azur le plus brillant.
Quand la dorade échappe à ce piège, en voulant saisir sa fausse proie,
un matelot placé, le harpon en main, sur un quartier de panneau
suspendu au dessous du beaupré, lui enfonce les pointes aiguës de son
dard dans les flancs; et tout couvert de sang et d'eau de mer, on voit
remonter à bord l'adroit pêcheur, élevant au dessus du pont un poisson
quelquefois aussi haut que lui. La pêche est présentée au capitaine, qui
fait donner une bouteille de vin ou un coup d'eau-de-vie au harponneur.
Le requin, moins défiant et plus vorace encore que la dorade, se prend
au moyen d'un énorme hameçon fixé à une chaîne, et recouvert d'un
morceau de lard. Lorsque ce tigre des mers, nom que lui donnent les
matelots, rôde, en forban, autour du navire, on lui jette l'émérillon, qu'il
saisit en se retournant sur le dos. Bientôt tout l'équipage se porte sur le
bout de filain amarré sur la chaîne, et le requin est mangé
impitoyablement par les matelots, dont, à son tour, il est devenu la

proie; car ils ont soin de dire comme une maxime empruntée à la loi du
talion: puisqu'il nous mange, mangeons-le.
Un de ces terribles animaux nous dévora un gabier à bord de _la
Gazelle_. Ce malheureux, en montant dans les haubans pour passer une
manoeuvre, tombe à la mer: il nageait pour saisir le bout de corde qu'on
lui avait jeté; le navire ne filait qu'un noeud tout au plus. Au moment
où il touchait le bout de filain, il jette un cri, lutte contre les flots
au-dessus desquels sa figure se contorsionne encore. Du sang paraît à la
surface de la mer, et nous ne voyons plus notre infortuné camarade. Un
gros requin, qui se tenait depuis quelques jours sous les ferrures de
notre gouvernail, venait de l'entraîner avec lui pour le dévorer au fond
des eaux. Le lendemain nous prîmes à l'émérillon ce redoutable avaleur,
dans le ventre duquel nous trouvâmes encore les doigts de pied et les os
du crâne de notre pauvre gabier.
Pendant une nuit d'orage, on aperçut à bord, des feux qui se jouaient sur
chacune des extrémités de notre vergue de fortune. Cette flamme vive
ot bleue, comme celle qu'on allume sur le punch que l'on sert dans les
cafés, excita, pour la première fois, ma curiosité. Qu'est-ce donc que
cela? demandai-je, tout étonné, à un matelot.
--Le feu Saint-Elme, monsieur.
--Ah! c'est le feu Saint-Elme; jamais je ne l'avais vu encore. Ce feu-là
ne brûle pas?
--Ah! bien oui, brûler! dites plutôt que c'est l'ami des matelots.
Voyez-vous cette manière de flamme? Eh bien! si
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