front, font place à des lueurs de joie et de folie; leur attitude
faible et gênée prend de l'assurance; leurs jarrets, brisés par les roulis,
de l'élasticité. Leurs yeux, plus vifs, errant sur tous les points de
l'horizon, cherchent avec un instinct trompeur le rivage promis, presque
toujours où il n'est pas. Le nuage qui s'élève devant eux est pris pour un
mont, une île, un cap, que sais-je; et le fantôme s'évanouit bientôt, pour
faire place à d'autres ravissantes illusions. Nos aimables compagnons
ne se sentaient pas d'aise: ils chantaient, sautaient, faisaient leur toilette,
ouvraient, fermaient leurs malles à tout moment. C'était une nouvelle
vie qui circulait dans leurs corps si longtemps abattus. La terre était
devant eux. Les émotions pénibles, les privations, les petites querelles,
tout allait être oublié, à la vue de la Martinique. Le jour où l'on
découvre la terre est un jour de rédemption et de pacification générale.
Le capitaine se disposait aussi, en feuilletant ses papiers, à se présenter
bientôt aux autorités de Saint-Pierre, et à ses correspondans. Il fit
appeler un à un les passagers dans la chambre, pour avoir, avec chacun
d'eux, un petit entretien préparatoire. Placé auprès du capot, j'entendis
tout.
--Comme, en arrivant à Saint-Pierre, il me faudra rendre compte, au
commissaire de la ville, de ce que vous venez faire dans la colonie,
vous ne trouverez pas mauvais, leur dit-il, que je vous demande quels
sont vos projets définitifs?
Une de nos dames lui répondit qu'elle allait à la Martinique, pour
changer d'air et refaire sa santé.
--Mais jamais je n'ai entendu dire que l'air fût meilleur à la Martinique
qu'en France!
--Personne, je crois, monsieur le capitaine, ne peut m'empêcher d'aimer
la chaleur.
--Et quels sont encore vos moyens d'existence, mademoiselle?
--Mes moyens d'existence, monsieur? Un homme plus galant ou moins
curieux que vous, m'aurait épargné une telle question.
En prononçant ces mots, mademoiselle Amélia de Saint-Amour se
mirait dans une glace, placée au fond de la chambre, en se prenant la
taille avec complaisance.
--Ah! j'entends, dit Niquelet après une pause; au surplus, chacun son
industrie!
--Vous comprenez donc maintenant? Monsieur? C'est, ma foi! fort
heureux.
Arriva le tour d'un grand et beau jeune blond, qui pendant la traversée,
paraissait avoir fait la passion jalouse et l'heureux désespoir de nos
deux jolies voyageuses.
--Et vous, monsieur Isidore, vous allez à la Martinique, autant que je
puis me rappeler ce que vous m'avez dit, pour....?
--Je vais à la Martinique, capitaine, en pacotille.
--Comment en pacotille? Mais vous n'avez embarqué aucune espèce de
marchandises à bord!
--Ne me suis-je pas embarqué moi-même avec une taille de cinq pieds
six pouces, ma figure, ma jambe et mes espérances enfin?
--Mais sur quoi fondez-vous vos espérances?
--Sur l'avenir.
--Et votre avenir enfin?
--Sur mes espérances. On dit que les blonds sont très-rares et fort
recherchés dans le pays.
--Grand Dieu, que je vous plains avec votre pacotille!
--Oh! le débit de cette marchandise ne m'embarrassera nullement, je
vous assure.
--Pauvre jeune homme! Si le commerce pouvait aller pour vous encore
aussi bien que pour mademoiselle de Saint-Amour!... Elle, au moins, a
des charmes qui pourront porter intérêt: c'est enfin un petit capital; mais
vous?
--N'ai-je pas, comme elle, les charmes de mon sexe? et peut-être qu'en
réunissant nos deux industries...
--Allons, fou que vous êtes, si jamais, avec vos moyens personnels de
fortune, vous venez à manquer de pain, vous viendrez dîner à bord de
la Gazelle, où votre couvert sera mis pendant tout le temps que je
resterai à Saint-Pierre. Voyons les autres passagers.
Les renseignemens donnés au capitaine, par nos autres chercheurs de
fortune, ne présentèrent rien d'intéressant; tous allaient ramasser de l'or,
et ils croyaient déjà toucher à la terre promise...
Niquelet avait tout calculé pour attérir de nuit. Le soir du trente-unième
jour de notre navigation, il se plaça en vedette au bossoir de bâbord, et
n'en bougea plus. Les matelots se dirent: Courte-Manche (c'était le nom
de guerre qu'ils lui avaient donné) sent queuque chose, et le chien a le
museau fin et le nez creux. A minuit, on le vit passer rapidement du
bossoir vers l'arrière, regarder le compas et ordonner au timonnier de
laisser porter un quart sur bâbord. Il a senti queuque chose, c'est sûr,
s'écrièrent les matelots, à qui une bouteille d'eau-de-vie, suspendue au
grand étai, avait été promise pour le premier qui apercevrait la terre. Au
moment même où nous laissions arriver au pas comme l'avait ordonné
le capitaine, tout l'équipage découvrit, par le côté de tribord, deux
grands navires courant sous les huniers, orientés au plus près, tribord
amures. Des feux, allumés dans leurs longues batteries, laissaient voir
une filée de sabords que nous aurions pu compter un à un. _Rentrons en
un coup de temps nos bonnettes, amenons en double
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.