Le Négrier, Vol. III | Page 6

Édouard Corbière
la joie éclatait à bord, et que,
sous la tente élégante qui cachait nos gaillards aux rayons d'un soleil
dévorant, une table improvisée réunissait les plus gais convives, le
matelot placé en vigie au haut du grand mât, veillant, avec impassibilité,
sur toutes les folies qu'il nous voyait faire à cinquante pieds au-dessous
de lui, cria navire! A ce mot, toujours solennel en temps de guerre,
notre folâtre gaîté s'envola avec la brise, le silence succéda au tumulte.
On replia les tentes, dans un clin d'oeil; la table disparut avec les
plaisirs dont elle était devenue le théâtre. Plus de festin, plus d'ivresse.
La fête était finie, et à l'abandon d'une orgie, succéda l'appareil
imposant du combat.
Niquelet avait de bons yeux; mais il n'avait qu'un bras, avec lequel il lui
était difficile de grimper au haut de la mâture. Aussi, quand il voulait
s'élever, pour observer les navires qu'on lui indiquait à l'horizon, il se
faisait hisser dans une chaise à gabier, à la tête de notre grand mât de
hune. Notre capitaine, en cette occasion, fit procéder à son ascension; et,

à peine était-il rendu à la hauteur du tenon du grand mât, que nous
l'entendîmes rire aux éclats, balloté par le roulis, sur son siège aérien.
«Imbécile, criait-il au découvreur de navire: il a pris l'eau que jette un
baleinot ou un souffleur, pour la mâture d'un bâtiment. Où te reste t-il
ton bâtiment de paille?»
--Là, par le travers, capitaine; mais je ne le vois plus.
--Ne t'inquiète pas! tu vas le revoir bientôt, quand il soufflera.
C'était en effet un gros souffleur qui, faisant jaillir, perpendiculairement,
l'eau à une grande hauteur, nous avait donné cette fausse alerte; et
bientôt nous vîmes cet ennemi inoffensif s'approcher de nous; en
renouvelant ses ébats, comme pour nous dédommager de la peur qu'il
nous avait faite.
Délivrés de toute inquiétude, du moins jusqu'au lendemain, avec quel
plaisir nous sentîmes enfin la Gazelle glisser légèrement sur cette mer
des vents alises, qui semble emprunter sa transparence et sa couleur, à
ce ciel qu'elle réfléchit dans ses flots caressans et si harmonieusement
mobiles! Avec quelle volupté de marin surtout, je respirais, pour la
première fois, ces parfums de la mer, et cet air tiède que la brise
constante des tropiques imprègne d'une saveur si douce! Quelles nuits
délicieuses on passe sous ces latitudes que le soleil aime tant et qu'il
éclaire avec une pompe et une majesté inconnues à nos tristes climats!
Quelle sublimité dans ces scènes paisibles et animées de la nature! Tout,
sur ces mers fortunées, devient un spectacle ravissant pour l'oeil, l'esprit
et le coeur. Des myriades de poissons volans s'élèvent sur l'avant du
navire, et sont poursuivis, en retombant dans la mer, par ces rapides
dorades, le plus svelte, le plus élégant des hôtes des mers, reflétant dans
les flots diaphanes qu'il sillonne, ses vives couleurs de pourpre, d'argent
et d'azur, les lames flexibles qui les balancent gracieusement,
d'innombrables galères se déploient en éventails bordés de vert, de bleu
ou de rose. Derrière vous, des mauves légères s'abaissent, en béquetant
la mer, jusques sur la poupe du navire qu'elles escortent. Sous les
nuages brillans qui passent avec les vents à votre zénith, nage, dans des
vagues éthérées, la majestueuse frégate, dont les ailes noirâtres,
dessinées en accolades, paraissent immobiles dans les régions qu'elles

fendent pourtant avec la rapidité de l'éclair; et, si quelquefois des nues,
qui semblent receler la foudre et l'orage dans leurs sombres flancs,
viennent interrompre l'harmonie de ces scènes attachantes, ne redoutez
rien: ces grains, en apparence si terribles, se dissiperont avec la brise
qui les pousse sur votre navire, et le soleil, dont ils ont un moment voilé
l'éclat, va reparaître brillant et pur, comme il l'était auparavant.
Un peintre qui essaierait à rendre, sous les plus riches couleurs de sa
palette, le ciel des tropiques, au lever ou au coucher du soleil, passerait,
dans nos climats, pour avoir menti à la nature; car en Europe, nos
horizons ne peuvent pas nous conduire à supposer possibles les
accidens que l'on admire dans le ciel de la zone torride. Souvent vous
vous appliquez à trouver, dans la forme des nuages qui s'élèvent dans
notre brumeuse atmosphère, des configurations bizarres; mais, sous les
petites latitudes, l'imagination, sans chercher à se créer des
ressemblances de lieux sous la voûte immense qui recouvre la mer, est
frappée de voir des îles, des forêts, des châteaux, se dessinant en lames
d'or, sur l'azur du firmament. Combien de fois nos passagers restèrent
des heures entières à contempler ce gigantesque panorama, qui leur
offrait, dans les plus admirables illusions, les souvenirs de tous leurs
voyages! L'homme qui ignore les effets de soleil sous la zone torride,
n'a pas vu ce qu'il y a de plus magnifique dans le spectacle que le ciel
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