Le Négrier, Vol. III | Page 5

Édouard Corbière
le matin, et faisait ruisseler à pleins tuyaux l'eau sacrée du
baptême. Tout nous annoncait que les aspersions ne seraient pas
épargnées. Dès la veille aussi, on avait eu la prévoyance de barbouiller,
avec de la peinture noire, les deux petits mousses du bord, destinés à
devenir les Diablotins du Dieu grotesque de l'Océan.
Cela fait, à midi, le Bonhomme-Tropique, perché sur les grandes barres,
cria dans un porte-voix, eu faisant mine de greloter de froid, malgré la
peau de mouton dont il avait les épaules couvertes:
--Ho! du navire, ho!
--Holà! répondit au porte-voix le capitaine, monté gravement sur son
banc de quart.
--D'où vient le navire?
--De Saint-Malo.
--Où allez-vous?

--A la Martinique.
--Comment se nomme le navire?
--La Gazelle.
--Quel est le nom du capitaine?
--Jean-Baptiste Niquelet.
--Le navire est-il déjà venu dans mon empire?
--Jamais, Bonhomme-Tropique.
--Consens-tu à payer pour lui le tribut?
--Oui, Bonhomme-Tropique.
--Que veux-tu donner pour que mes sapeurs n'abattent pas la figure de
la Gazelle, et pour racheter ton bâtiment?
--Double ration à l'équipage, et quelque chose pour toi.
--As-tu beaucoup de gens, dans ton équipage, qui ne soient pas venus
dans mon empire?
--Douze. En voici la liste.
Le capitaine nomma les douze néophytes, au nombre desquels je me
trouvais. Le Bonhomme-Tropique reprit, toujours en grelottant:
--Consentent-ils tous à être baptisés?
--Tous sans exception.
--A la bonne heure!
Alors les prêtres du Dieu tropical allèrent le chercher en cérémonie. On
jeta quelques gouttes d'eau sur la figurine de la Gazelle, et les haches

qui avaient été levées sur elle, pour le cas où le capitaine se serait
refusé à payer la rétribution, quittèrent les mains des exécuteurs, pour
faire place à des seaux remplis jusqu'aux bords. Une grêle de pois verts
tomba des barres sur nos têtes. Après l'explosion de ce météore d'un
nouveau genre, chaque néophyte fut assis, les yeux bandés, sur une
planche mobile soutenue par des rebords d'une grande baille d'eau salée.
Chaque aspirant au baptême faisait sa confession à l'oreille du
Bonhomme-Tropique, et lui promettait de _ne jamais faire la cour à la
femme d'un marin. Un filet_ de goudron, bien liquide, était passé sur le
menton du néophyte, que l'on rasait ensuite avec un sabre de bois. C'est
alors qu'une messe était dite en son honneur; et, au mot d'amen, la
planche qui lui servait de siège lui manquait, et il se trouvait plongé le
derrière le premier dans la baille, où une douzaine de seaux d'eau de
mer lui étaient lancés avec promptitude et vigueur. Nos deux dames
furent seules un peu ménagées, et moyennant quelques pièces blanches
et une entière soumission, tous les nouveaux catéchumènes furent
quittes de cette épreuve, qui n'est désagréable que pour ceux qui ne
veulent pas se prêter de bonne grâce à cette burlesque initiation, source
de gaîté, et prétexte de petits profits pour des malheureux qui n'ont que
trop rarement l'occasion de se réjouir, et d'oublier leurs fatigues et leur
cruel isolement.
Ivon, voulant, comme le font souvent les vieux marins fiers de leur
expérience, ajouter un incident inattendu à la célébration du passage du
Tropique, s'avança avec solennité vers Niquelet: Capitaine, lui dit-il,
comme il est d'usage que ceux qui vont dans les colonies pour y faire
leurs affaires, retournent, sens dessus-dessous, leurs anciens noms en
passant par ici, je vous demande un nom de guerre de noblesse, à la
place du mien qui est trop court. Il y a assez long-temps que je suis
roturier; je veux devenir, à mon tour, comte, marquis, ou n'importe quoi
enfin.
--Comment vous nommez-vous, sans plaisanterie? répond Niquelet,
avec gravité.
--Sur les fonts baptistaux on m'a donné le nom d'Ives-Marie, sans mon
consentement.

--Eh bien! mon ami, il faut anoblir ce nom-là en vous faisant appeler M.
de Livonnière; ce sobriquet-là vous chausse-t-il?
--Comme une paire de bas de soie, capitaine.
A ce mot bas de soie, qu'Ivon parut regretter d'avoir lâché, l'équipage,
qui connaissait notre affaire à bord du Vert-de-Gris, se prit à rire aux
éclats. Ivon aurait bien eu envie de réprimer le mouvement de gaîté
qu'il avait très involontairement provoqué; mais le jour où l'on passe le
Tropique, il est défendu de se fâcher à bord.
Il fut donc décidé que mon ami Ivon serait reconnu désormais sous le
nom de M. de Livonnière. Il voulait aussi me faire abjurer mon nom
patronimique, en m'assurant que cette petite apostasie ajouterait à la
considération qu'on ne manquerait pas d'avoir pour nous dans la colonie;
mais je ne jugeai pas à propos de suivre ni cet avis ni l'exemple qui
venait de m'être donné.
Sur quelles frêles circonstances reposent ces plaisirs auxquels se livrent
avec tant d'abandon les hommes de mer! Que d'imprévoyance il leur
faut pour qu'ils détournent un seul instant les yeux, des périls qui les
menacent si obstinément! Pendant que
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