Le Négrier, Vol. II | Page 8

Édouard Corbière
baie
de Torbay, pour y chercher fortune, je trouvai un grand trois-mâts,
qu'escortait un brick de guerre anglais. La triste mine de mon petit
corsaire, qui avait plutôt l'air d'un charbonnier que d'un fin voilier,
n'inspira aucune défiance aux navires que je suivais. Le calme étant
venu avec le soir, mes deux bâtimens mouillèrent près de la côte, pour
étaler le jusant. Je fis semblant de continuer ma route, pour ne leur
donner aucun soupçon; mais je les relevai exactement au compas, afin
de venir leur rendre visite pendant la nuit. Une brume épaisse, qui
s'étendit bientôt sur une des mers les plus calmes que j'aie vues en hiver,
favorisa mon projet, au-delà de mes espérances. Je fis border mes
avirons, que j'eus soin de faire garnir au portage, avec de l'étoffe, pour
ne pas interrompre, par le bruit de la nage, le silence qui m'était si
favorable, et je gouvernai sur le point où j'avais relevé l'ennemi. Quand

je me supposai près du trois-mâts, je jetai l'ancre. En un clin d'oeil, mon
grand canot fut armé des hommes les plus intrépides du corsaire. Je fis
prendre à mon frère, qui commandait la petite expédition que je
préparais, le bout d'une drisse de bonnette, dont j'amarrai une des
extrémités à mon bord, et je lui dis: «Fais ce que tu pourras; avec le
bout de cette amarre, tu reviendras toujours à bord du corsaire, malgré
la brume, quand tu le voudras. Si tu réussis à enlever le trois-mâts, tu
auras soin de m'en avertir, en hallant l'amarre que je tiens à bord, par
trois fois de suite et à cinq minutes de distance. Bonne réussite! Vous
avez tous des poignards et pas de pistolets, c'est vous dire assez la
consigne: Lestement et pas de bruit.»
»J'avais recommandé à mon frère de nager toujours contre le fil du
courant, parce que j'avais eu la précaution de me mouiller dans les eaux
du trois-mâts. Mon frère, pour plus de prévoyance, avait eu aussi l'idée
de prendre avec lui un panier rempli de bouchons, qu'il devait jeter à la
mer pour me prévenir aussitôt qu'il serait arrivé sur l'arrière du navire
anglais.
»Il y avait à peine un quart d'heure que notre canot nous avait quittés,
que le courant, qui passait le long de notre bord, nous apporta des
bouchons flottans. C'est cela, me dis-je; L'amarre frappée à bord, et
dont mon frère avait pris le bout, ne tarda pas à frémir. Nous
l'entendîmes avec joie frapper la mer sur laquelle une légère pression
l'éleva par trois fois. Aussitôt, j'ordonne de lever l'ancre à jet, sur
laquelle j'étais mouillé, et je fais haller mon corsaire sur l'amarre, que je
savais bien être fixée à bord du trois-mâts. En quelques minutes je fus
le long du navire; mes gens sautèrent à bord sans obstacle. Je ne trouvai
sur son pont que ceux de mes hommes que j'avais envoyés dans mon
canot pour le coup de main. Mon frère me raconta qu'étant arrivé sans
être vu ni entendu, sur l'arrière du bâtiment, il était parvenu à grimper
avec trois des siens par les ferrures du gouvernail et par le couronnment,
jusque sur le gaillard d'arrière. Deux Anglais veillaient seuls sur le pont:
se jeter sur eux, les précipiter dans la calle, fermer le capot de la
chambre où dormaient le capitaine et les officiers, et le logement de
l'équipage où étaient les autres hommes, ne fut que l'affaire d'un instant.
Maître du trois-mâts, je fis passer mes quatre-vingts meilleurs matelots

sur la prise. J'ordonnai à mon second de filer avec le corsaire, et de me
laisser à bord de ma capture. Nous attendîmes ainsi le jour.
»Ce jour désiré vint enfin, et il dissipa la brume qui toute la nuit avait
caché ma manoeuvre. Le petit brick de guerre sur lequel le trois-mâts
avait gardé une amarre, nous cria d'appareiller, croyant toujours avoir
affaire au capitaine qu'il escortait. Je fis, en effet, virer sur mon câble,
pour exécuter l'ordre; mais en appareillant, j'eus soin d'aborder, comme
par maladresse, le brick qui mettait aussi sous voiles. A peine le
capitaine du brick eût-il commencé à jurer contre ma mauvaise
manoeuvre, que tous mes forbans, couchés à plat-ventre à l'abri des
pavois, sautèrent à bord de l'ennemi. Une grêle de coups de poignards
et de pistolets fit l'affaire. Les Anglais surpris ne purent se défendre
qu'à coups de poing, contre mes corsaires, disposés à l'attaque et armés
de pied en cap. Deux jours après cette escobarderie de flibustier, j'étais
mouillé à Perros, avec mes deux prises; mais mon maladroit de second,
qui n'avait qu'à courir avec un bon marcheur sous les pieds, pour
gagner la terre, s'était fait prendre par une corvette.»
La petite bamboche, il est bien bonne, s'écria le capitaine Ribaldar,
Portugais à l'accent plus que gascon,
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