Le Négrier, Vol. II | Page 7

Édouard Corbière
autour des tables, se levèrent. Chacun sollicita
la permission de trinquer avec ces chefs illustres. La conversation
s'engagea bientôt et devint vive et animée. Les capitaines, en
remarquant l'intérêt avec lequel je les regardais et j'écoutais leurs
paroles, me donnèrent une poignée de main comme à une vieille
connaissance. On prit place, on se raconta les motifs pour lesquels on
avait relâché à l'île de Bas. On jura surtout beaucoup contre les Anglais.
Un des assistans, qui faisait chorus, eut à ce propos une idée qui fut
vivement applaudie par l'assemblée. «Parbleu, dit-il en s'adressant aux
quatre capitaines, puisque le hasard nous favorise assez pour que nous
vous possédions un instant dans notre société, vous devriez bien nous
raconter, messieurs, quelques uns de ces bons tours que vous avez joués
à l'ennemi dans vos nombreuses croisières. Le capitaine Lebihan, avec
son air de ne pas y toucher, en a fait de fameuses, si l'on en croit
l'histoire du pays; le capitaine Pelletais est Dieppois, et il s'y connaît en

fait de coups de Jarnac. Allons, faites-nous la faveur de commencer,
messieurs; et les capitaines Ribaldar et Niquelet, j'en suis sûr, nous
diront aussi ce qu'ils croient avoir fait de mieux, dans leurs glorieuses
campagnes.»
Les quatre capitaines parurent accepter de bonne grâce la proposition,
sans trop faire les modestes ni les fanfarons.
Je ne saurais dire avec quelle avidité je me disposais à entendre les plus
fameux loups de mer de la Manche raconter, chacun dans le langage et
avec le ton qui lui étaient propres, leurs exploits les plus célèbres. Le
capitaine Lebihan commença, à la sollicitation de ses camarades, à
narrer ainsi, dans son jargon moitié mauvais français, moitié bas-breton,
son aventure avec la frégate anglaise la Blanche.
Confession du capitaine Lebihan.
«Ma foi de Dieu, s'écria-t-il, comme en sortant d'un somme, je n'ai pas
à vous dire grand'chose qui soit digne de vous être récité, si ce n'est que
j'ai fait vinir une fois à la côte un frégate anglais, oui anglais, et un
belle frégate, pour le sûr.
»C'était avec une bonne brise, autant que je peux me le rappeler. Je
revenais avec mon corsaire, mon petit lougre, pour relâcher-z-à Portsal.
La frégate me chassait avec le jour tombant. Ma foi de Dieu, que jé dis
à nos gens: si celle-là veut mé suivre dans les cailloux, je le ferai sé
jéter dans les berniques et dans les omards. Je fis pitite oile pour mé
faire chasser tout proche de la côte de Plouguerneau. Quand la nuit fut
venue, mé voilà-z-à relâcher dans un petit port où ce qu'il y avait des
douaniers. «Attends, que je dis à nos gens, jé m'en vas aller à terre,
parce que voilà la brise qui fraîchit et le courant qui porte en côte. Pour
lors que jé fus débarqué avec un fanal, jé dis à un paysan, à un guissiny,
quoi: prête-moi ta vache, mon ami, et le voilà qui me prête sa vache
pour un petit écu. Une fois que j'ai la vache, j'amarre une patte de
l'avant à ce pauvre animal pour la faire boiter, et je lui suspends à la
tête et entre ses cornes, mon fanal allumé.
»La vache, comme vous le sentez bien par vous-mêmes, commence à

marcher sans comparaison comme un navire qui tangue à la mer, avec
un feu à son pic. La frégate croit voir mon lougre tanguer à la lame. Ah!
dit-elle, apparemment, puisqu'il y a autant d'eau pour lui, il y en aura
autant pour moi. Pour lors, je m'en reviens à bord, et jé dis à nos gens:
Mes amis, il faut prier le bon Dieu, pour que la frégate se fiche à la côte.
Demain, nous ferons dire une messe. Le lendemain, du matin, en
régardant par-dessus une petite île, qui s'appelle Saint-Michel, et qui
était à tribord à nous, jé vois, oui, foi de Dieu, la mâture d'un grand
navire qui était au plein. C'était la frégate, pas moins. Ah! je dis à
l'équipage: le bon Dieu est juste; il y a des Anglais de noyés, et ferme.
C'était ma vache, avec son fanal, qu'ils avaient pris, oui, aussi vrai que
vous êtes des honnête homme, pour un feu de navire. Aidé par mes gens,
jé fis prisonniers, oui, peut-être, plus de quinze douzaines d'Anglais, et
jé volai tout d'abord de la frégate.»
La naïveté du récit du capitaine Lebihan amusa beaucoup tous les
auditeurs. Le Bas-Breton seul conservait son sérieux et sa plaisante
gravité. On engagea le capitaine Niquelet, de Saint-Malo, à prendre la
parole. C'était un homme passionné dans son langage, comme dans ses
actions, et qui s'exprimait bien. Il prit ainsi la parole après Lebihan.
Confession du capitaine Niquelet.
«Il y a à peu près un an, que, me trouvant, avec mon dogre, dans la
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