Le Négrier, Vol. II | Page 6

Édouard Corbière
ennemi répète
encore: _Ah!... j'eus du plaisir: j'eus du plaisir..., oui, jusqu'à la mort!_
Un homme accourt à nous, en jurant: c'était Ivon, qui, averti de mon
évasion par Rosalie, me cherchait partout. Il trouve Bon-Bord étendu à
mes pieds: il entr'ouvre sa poitrine, voit sa plaie. «Bah! dit-il, le
Nom-de-Dieu n'est que blessé! Il est bien heureux: sans cela demain je
l'aurais tué.»
Mon pays prend le blessé sur ses épaules: il le conduit à l'hôpital, en
recommandant bien au médecin d'en avoir soin, et de le guérir le plus
tôt possible; attendu, ajoutait-il, que, quand il serait rétabli, il le tuerait.
J'étais fort embarrassé de ma contenance, en rentrant au café. Je
composai, de mon mieux, ma figure encore tout émue; mais, en
m'apercevant les mains dans les poches et un sourire affecté sur les
lèvres, Rosalie s'évanouit: c'était de joie et d'ivresse: elle m'avait cru
perdu.
Le lendemain de cet événement, il fallut bien recevoir la morale d'Ivon.
Je m'y attendais, car c'était toujours à son lever, quand il n'avait encore
bu que quelques boujarons d'eau-de-vie, qu'il se sentait disposé à parler
raison. Il vint me trouver au lit.
--Sais-tu, Léonard, que tu m'as fait affront hier?
--Comment donc ça?
--Comment ça? Mais parce que tu as été te donner un coup de peigne
sans moi.
--Que veux-tu? Dans le moment j'étais hors de moi, et je n'ai pas eu la
patience d'attendre.

--Oh! ce n'est pas l'embarras, tu ne t'en es pas trop mal tiré; mais vois-tu,
si j'avais été là, ça t'aurait donné de la confiance, et tu te serais fendu un
peu mieux à fond... Ce pélerin-là n'est que blessé. Dans quinze jours il
courra comme un lièvre. Mais nous sommes là pour un coup: il ne
courra pas long-temps, je t'en donne mon billet.
--Pour moi, je ne lui en veux plus.
--Tiens, écoute, je pense à une chose: c'est que nous menons ici une vie
qui n'est pas politique. Je bois trop et je ne travaille pas du tout. Toi tu
n'as pas assez d'âge de raison, pour t'apercevoir qu'il y a ici une femme
qui finira par t'abâtardir l'esprit et le tempérament, parce qu'elle t'aime
trop. Elle fera son malheur et le tien. Quand je te vois, le soir, te caliner
auprès d'elle, je me dis: v'là un petit jeune gens qui serait mieux sur
l'empointure d'une vergue d'hune, que sous le vent d'un cotillon fémilin.
C'est de la course qu'il nous faut et de la lame du Ouest, et je
commence proprement à m'embêter du métier de ne faire rien à terre.
--Eh bien! que veux-tu que nous fassions? Notre petit corsaire d'été
n'est pas encore armé. Nous n'avons pas encore d'équipage.
--Pour l'armer, ce sera bientôt fait: je m'en va le faire gréer. Déjà je lui
ai donné un nom, et, en ce qui est de baptiser une embarcation, tu peux
t'en rapporter à moi.
--Et quel nom lui as tu donné?
--Le Vert-de-Gris. L'invention m'en est venue en lui repassant, de
l'avant à l'arrière, une couche de peinture verte. Il a l'air actuellement
d'une cage à poules.
--Quel drôle de nom que le Vert-de-Gris!
--Le nom est reel: il n'est pas sentimanesque ni romancier; mais il
tiendra bon. Si le capitaine qui l'a ramené de Saint-Malo, et qui est allé
à Brest, ne revient pas bientôt, pour appareiller avec, l'armateur, qui est
ici, m'a dit que je commanderais pour la première sortie. Alors, tu
deviendras mon second: t'es pas bien marin encore, mais c'est égal; je te

prends sous ma coupe; et va d'l'avant.
Je sentais bien, comme Ivon, qu'il fallait songer à quitter Roscoff. Je le
désirais surtout pour mon excellent ami, qui, trop disposé à prodiguer
ce qu'il avait reçu de ses parts de prise, dépensait son argent, à courir de
Morlaix à Roscoff, dans une mauvaise calèche, où quelques autres
matelots, comme lui, filaient le loch sur la route, comme ils auraient
fait à bord d'un navire. Ivon s'était aussi amouraché d'une grosse
servante basse-bretonne, qu'il avait retirée de sa cuisine, pour la
caricaturer en grande dame, et lui faire porter, comme il le disait, un
gréement complet de femme à la mode. Il fallait faire trêve à toutes ces
folies. Nous pensâmes à armer le Vert-de-Gris.
Une petite circonstance qui, pour tout autre jeune homme que moi,
aurait été indifférente, contribua à réveiller violemment la passion que
j'avais pour mon état.
Une nuit, pendant que ma bonne Rosalie me tenait à ses côtés près de
son comptoir, et cherchait en m'agaçant à se distraire de l'ennui de la
conversation des marins qui occupaient le café, le hasard voulut que les
quatre plus renommés corsaires de la Manche entrassent pour sabler du
punch. A l'aspect de cette réunion de célébrités flibustières, les officiers
et les matelots groupés
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