Le Négrier, Vol. II | Page 5

Édouard Corbière
comptoir: J'eus bien du plaisir ce matin.
Comme il ne me fallait que le premier moyen venu pour lui chercher querelle, je prends la parole et je lui réponds: Un autre dirait: _J'ai eu bien du plaisir ce matin_.
--Et pourquoi J'ai eu bien du plaisir, plut?t que _j'eus bien du plaisir?_
--Parce que, lorsqu'on veut faire l'aimable, il faut tacher de parler fran?ais et apprendre qu'il faut qu'il y ait au moins une nuit d'écoulée entre l'événement raconté et l'instant où l'on parle, pour pouvoir employer le parfait défini.
--Le parfait défini! Tache d'apprendre à parler fran?ais aussi bien que moi avant de m'ennuyer avec ton parfait défini, entends-tu, mauvais allumeur de bout de chandelle!
Mon interlocuteur avait à peine prononcé ces derniers mots, qu'un flacon de liqueur alla se briser sur son visage, avant qu'il p?t parer ce coup que je lui destinais et qu'il était loin d'attendre. Rosalie accourt et voit Bon-Bord s'essuyant la figure d'un air à la fois piteux et indigné. Rosalie en pleurs lui adresse les plus vives supplications pour le calmer; mais sa colère s'irrite en raison des efforts qu'on fait pour l'apaiser. ?Si tu n'étais pas un enfant, un mousse, me disait-il en me mena?ant de la main avec laquelle il venait de se frotter la joue, tu aurais ma vie ou j'aurais la tienne.? Moi, remis de mon premier mouvement, j'approche Bon-Bord en sifflotant un petit air goguenard et je lui dis à l'oreille: ?Un mousse qui porte ce ruban-là à sa boutonnière te prouvera qu'il vaut mieux qu'un capitaine qui s'est sauvé lachement comme une cagne, et je t'apprendrai, quand tu le voudras, qu'on doit dire: J'ai eu du plaisir ce matin.?
--Non, moussaillon, je dirai toujours: j'eus du plaisir, si je le veux.
--C'est ce que nous verrons.
--Tout de suite.
--A minuit, lui dis-je tout bas, en faisant lestement une pirouette à ses c?tés.
Rosalie se lamentait, nous séparait; elle tremblait qu'Ivon ne par?t; mais notre ami, occupé à danser dans un bal qu'il voulait bien nommer une société bourgeoise, n'eut connaissance de cette affaire que lorsqu'il n'était plus en son pouvoir d'en arrêter les suites.
Bon-Bord, tout gluant encore de la liqueur que j'avais fait ruisseler sur ses joues et ses vêtemens, sortit en me mena?ant. Je ne lui répondis que par un sourire de mépris, et en continuant de siffler mon petit air avec une apparence de tranquillité que je n'avais certainement pas. Rosalie, fondant en larmes, me fit jurer et par notre amour et par la tendresse que j'avais pour elle, que je ne provoquerais plus un homme que j'avais si indignement outragé. Je promis tout ce qu'elle voulut, avec un air de sincérité qui dut la tromper. Mais pour plus de s?reté encore, elle exigea que j'allasse me coucher, et par une prévoyance que les mères et les ma?tresses ont seules, elle m'enferma dans ma chambre, en prenant la clef dans sa poche.
Je me jette sur mon lit d'abord; à chaque quart d'heure, j'entendais de petits pas faire gémir l'escalier, et l'oreille discrète de mon amie s'appuyer doucement sur ma serrure pour entendre ma respiration que je faisais ronfler pour la rassurer; mais vers minuit au moment où Rosalie venait de faire sa ronde pour la sixième ou septième fois à ma porte, je prends un drap que j'amarre à ma fenêtre, et d'un saut me voilà dans la rue, me dirigeant chez Bon-Bord. Le pauvre homme ne m'attendait pas! ?Debout! lui criai-je: c'est un mousse qui vient réveiller _son brave capitaine_, pour lui prouver qu'il n'est qu'une cagne.? A ces mots le capitaine se pique d'honneur, il prend son poignard, j'avais le mien, nous marchons sur la jetée, qu'un réverbère éclairait encore. Je saute à bord d'un caboteur amarré sur le quai, et deux espèces de manches à balai, que je trouve sur son pont, nous servent à emmancher nos poignards de manière à en faire des fa?ons d'épée.
Y es-tu, Bon-bord? m'écriai-je.
--Oui, me répondit-il en se mettant en garde.
--Eh bien! dis, j'ai eu du plaisir, ou je te démate?
--Non, j'eus du plaisir, failli mousse!
Nos batons se croisent alors: je pousse de mon mieux. Mon adversaire rompt, en répétant: j'eus du plaisir. Je le poursuis, à la lueur du réverbère, criant toujours: j'ai eu du plaisir, capon! Enfin, je sens mon poignard s'enfoncer, malgré l'arme de Bon-Bord, qui cède à la violence de mon coup. Un cri part, et la voix affaiblie de mon ennemi répète encore: _Ah!... j'eus du plaisir: j'eus du plaisir..., oui, jusqu'à la mort!_ Un homme accourt à nous, en jurant: c'était Ivon, qui, averti de mon évasion par Rosalie, me cherchait partout. Il trouve Bon-Bord étendu à mes pieds: il entr'ouvre sa poitrine, voit sa plaie. ?Bah! dit-il, le Nom-de-Dieu n'est que blessé! Il est bien heureux: sans cela demain je l'aurais tué.?
Mon pays prend le blessé sur ses épaules:
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