Le Négrier, Vol. II | Page 6

Édouard Corbière
il le conduit à l'h?pital, en recommandant bien au médecin d'en avoir soin, et de le guérir le plus t?t possible; attendu, ajoutait-il, que, quand il serait rétabli, il le tuerait.
J'étais fort embarrassé de ma contenance, en rentrant au café. Je composai, de mon mieux, ma figure encore tout émue; mais, en m'apercevant les mains dans les poches et un sourire affecté sur les lèvres, Rosalie s'évanouit: c'était de joie et d'ivresse: elle m'avait cru perdu.
Le lendemain de cet événement, il fallut bien recevoir la morale d'Ivon. Je m'y attendais, car c'était toujours à son lever, quand il n'avait encore bu que quelques boujarons d'eau-de-vie, qu'il se sentait disposé à parler raison. Il vint me trouver au lit.
--Sais-tu, Léonard, que tu m'as fait affront hier?
--Comment donc ?a?
--Comment ?a? Mais parce que tu as été te donner un coup de peigne sans moi.
--Que veux-tu? Dans le moment j'étais hors de moi, et je n'ai pas eu la patience d'attendre.
--Oh! ce n'est pas l'embarras, tu ne t'en es pas trop mal tiré; mais vois-tu, si j'avais été là, ?a t'aurait donné de la confiance, et tu te serais fendu un peu mieux à fond... Ce pélerin-là n'est que blessé. Dans quinze jours il courra comme un lièvre. Mais nous sommes là pour un coup: il ne courra pas long-temps, je t'en donne mon billet.
--Pour moi, je ne lui en veux plus.
--Tiens, écoute, je pense à une chose: c'est que nous menons ici une vie qui n'est pas politique. Je bois trop et je ne travaille pas du tout. Toi tu n'as pas assez d'age de raison, pour t'apercevoir qu'il y a ici une femme qui finira par t'abatardir l'esprit et le tempérament, parce qu'elle t'aime trop. Elle fera son malheur et le tien. Quand je te vois, le soir, te caliner auprès d'elle, je me dis: v'là un petit jeune gens qui serait mieux sur l'empointure d'une vergue d'hune, que sous le vent d'un cotillon fémilin. C'est de la course qu'il nous faut et de la lame du Ouest, et je commence proprement à m'embêter du métier de ne faire rien à terre.
--Eh bien! que veux-tu que nous fassions? Notre petit corsaire d'été n'est pas encore armé. Nous n'avons pas encore d'équipage.
--Pour l'armer, ce sera bient?t fait: je m'en va le faire gréer. Déjà je lui ai donné un nom, et, en ce qui est de baptiser une embarcation, tu peux t'en rapporter à moi.
--Et quel nom lui as tu donné?
--Le Vert-de-Gris. L'invention m'en est venue en lui repassant, de l'avant à l'arrière, une couche de peinture verte. Il a l'air actuellement d'une cage à poules.
--Quel dr?le de nom que le Vert-de-Gris!
--Le nom est reel: il n'est pas sentimanesque ni romancier; mais il tiendra bon. Si le capitaine qui l'a ramené de Saint-Malo, et qui est allé à Brest, ne revient pas bient?t, pour appareiller avec, l'armateur, qui est ici, m'a dit que je commanderais pour la première sortie. Alors, tu deviendras mon second: t'es pas bien marin encore, mais c'est égal; je te prends sous ma coupe; et va d'l'avant.
Je sentais bien, comme Ivon, qu'il fallait songer à quitter Roscoff. Je le désirais surtout pour mon excellent ami, qui, trop disposé à prodiguer ce qu'il avait re?u de ses parts de prise, dépensait son argent, à courir de Morlaix à Roscoff, dans une mauvaise calèche, où quelques autres matelots, comme lui, filaient le loch sur la route, comme ils auraient fait à bord d'un navire. Ivon s'était aussi amouraché d'une grosse servante basse-bretonne, qu'il avait retirée de sa cuisine, pour la caricaturer en grande dame, et lui faire porter, comme il le disait, un gréement complet de femme à la mode. Il fallait faire trêve à toutes ces folies. Nous pensames à armer le Vert-de-Gris.
Une petite circonstance qui, pour tout autre jeune homme que moi, aurait été indifférente, contribua à réveiller violemment la passion que j'avais pour mon état.
Une nuit, pendant que ma bonne Rosalie me tenait à ses c?tés près de son comptoir, et cherchait en m'aga?ant à se distraire de l'ennui de la conversation des marins qui occupaient le café, le hasard voulut que les quatre plus renommés corsaires de la Manche entrassent pour sabler du punch. A l'aspect de cette réunion de célébrités flibustières, les officiers et les matelots groupés autour des tables, se levèrent. Chacun sollicita la permission de trinquer avec ces chefs illustres. La conversation s'engagea bient?t et devint vive et animée. Les capitaines, en remarquant l'intérêt avec lequel je les regardais et j'écoutais leurs paroles, me donnèrent une poignée de main comme à une vieille connaissance. On prit place, on se raconta les motifs pour lesquels on avait relaché à l'?le de Bas. On jura surtout beaucoup contre les Anglais. Un des assistans, qui faisait chorus, eut à ce propos une idée qui fut vivement
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 31
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.