Le Négrier, Vol. II | Page 4

Édouard Corbière
toute une ville du bruit de mes excès. Je faisais de mon mieux déjà pour imiter la tournure et les manières de ces capitaines à la figure bronzée, aux gestes saccadés, qui, en petite veste ronde et en chapeau de cuir bouilli, se présentaient respectés et sans changer de ton, chez les premiers négocians comme chez le dernier cabaretier. Oh! combien ces hommes intrépides et simples, brusques et généreux, me semblaient supérieurs à tous ceux qu'ils enrichissaient et qui s'humiliaient devant eux avec leurs habits bien coquets, leurs gestes maniérés et leurs petites voix caressantes! Les corsaires seuls me paraissaient des hommes, tout le reste des femmelettes. Et l'on s'étonne encore que les marins aient une si bonne opinion d'eux et un si grand dédain pour la plupart des autres professions! Mais c'est qu'ils sentent, en se mesurant avec le commun des hommes, tout ce qu'ils valent de plus que les autres et tout ce qu'ils peuvent faire partout où on les laisse développer les facultés qu'ils ont exercées dans les dangers de leur métier.
Notre café de l'Anglais sauté allait à merveille, avec de telles pratiques. La coquetterie de Rosalie attirait tout le monde; mais elle commen?ait à faire mon désespoir. Aussi, combien mon amie était-elle ingénieuse à rassurer la jeune jalousie qu'elle paraissait voir avec ravissement se développer dans mon coeur! Que de moyens délicieux n'employait-elle pas pour me dédommager de la douleur des soup?ons qu'elle faisait na?tre dans mon ame quelquefois si injustement irritée!
Tu m'en veux, me disait-elle, de tous les frais que je fais pour plaire à ces hommes-là. Mais sache donc, aimable petit mauvais sujet, que cette coquetterie, dont tu t'alarmes, n'est qu'un sacrifice pénible que je fais à ma position. Figure-toi combien je serai heureuse, quand je pourrai te dire un jour: Tiens, Léonard, me voilà riche, et c'est à toi que je dois mon bonheur. Maintenant, viens avec ton amie, partager une félicité que je ne puis trouver qu'avec toi. Je ne veux pas d'autre ami, d'autre amant, que celui qui a su le mieux m'aimer et me plaire.?
Je ne savais plus que reprocher à Rosalie, lorsqu'elle me parlait ainsi. Le soir, assis auprès d'elle à son comptoir, en face de tous les corsaires qui buvaient et chantaient bruyamment, sans faire attention à nous, je m'endormais quelquefois, mes mains dans les siennes et la tête appuyée sur ses blanches et belles épaules. C'était un enfant heureux, jouant avec sa soeur bien aimée. Les corsaires ne nous étaient même pas importuns: ils voyaient, comme une chose tout ordinaire, la tendre familiarité de la ma?tresse de la maison et d'un petit bonhomme sans conséquence. Aussi, les plus galans, habitués à ne me regarder que comme un très-faible obstacle à leurs prétentions amoureuses, ne cessaient-ils d'adresser des billets doux, de pressantes déclarations à Rosalie, qui, dans nos entretiens secrets, ne manquait pas de me donner à lire les tendres aveux dont elle était l'objet. ?Tu n'es pas mon amant, me répétait-elle, tu ne peux même pas l'être. Eh bien! toi seul tu suffis à mon coeur, et je sens que je serais moins heureuse, si je voulais chercher, dans une antre inclination, le plaisir que je trouve à aimer.?
--Ma foi, lui disais-je, je ne sais pas bien encore si je t'aime; mais tout ce que j'éprouve, c'est que je ne peux pas me passer de toi, et que je me jetterais mille fois dans le feu, plut?t que de souffrir qu'on te d?t quelque chose qui ne te plairait pas. Tu vois bien cet ivrogne de Bon-Bord, qui commandait notre prise: depuis qu'il est à terre, et qu'il s'est un peu décrassé, il s'avise de faire le gentil auprès de toi; eh bien! la première fois qu'il m'ennuiera, et cela ne tardera guère, je le remoucherai d'importance.
--Allons, cruel petit, me répondait Rosalie en me prenant la tête entre ses jolies mains, ne sois pas si emporté. A ton age, il faut savoir ne pas prendre ce ton que l'on n'excuse que dans les hommes faits. Sois moins prompt à te facher, je t'en conjure: c'est ta bonne amie, ta bonne soeur qui t'en supplie....
--Homme fait ou non, je te prouverai que je suis plus qu'un enfant pour un garnement comme Bon-Bord.
Rosalie apaisait toujours par des cajoleries l'impétuosité de mon caractère; mais, quelque empire qu'elle e?t sur moi, le naturel reprenait bient?t le dessus. Je redevenais le plus fougueux des enfans, dès que ses yeux quittaient les miens, ou dès que ses caresses ne m'encha?naient plus auprès d'elle.
L'occasion de faire un mauvais parti au capitaine Bon-Bord ne tarda pas à s'offrir, ou, pour mieux dire, j'allai bient?t la chercher.
Un soir mon ex-capitaine de prise, entre au café, et d'un air assez maladroitement fat, il se prend à dire je ne sais à quel propos, en papillonnant autour du
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