impression que me firent éprouver les usages du bord, que j'essaierai de
retracer, de temps à autre, ces habitudes étranges. Rien ne m'étonna
plus, entr'autres choses, que la manière dont les matelots relevaient le
quart.
La moitié de l'équipage est toujours de garde sur le pont; c'est ce qu'on,
nomme courir la grande bordée. Deux matelots n'ont qu'un hamac, et
lorsque l'un d'eux est couché, celui avec lequel il est amateloté, et qu'il
nomme spécialement son matelot, se promène sur le pont. Les quarts se
relèvent de midi à six heures, de six heures à minuit, de minuit à quatre
heures du matin, de quatre heures à huit, et de huit heures enfin au midi
du jour suivant. La cloche tinte chaque demi-heure, et un sablier de
trente minutes, fixé dans l'habitacle, et surveillé par le pilotin ou les
timonniers, indique le moment où les hommes placés devant doivent
piquer l'heure, en frappant le marteau sur le rebord intérieur de la
cloche. Cet amatelotage des marins entr'eux, cette camaraderie de
hamac, établissent une espèce de solidarité de personnes et une
communauté d'intérêts et de biens entre chaque homme et son matelot.
Quand un marin monte au quart pour relever son matelot, celui-ci lui
passe la capote sous laquelle il a veillé, et le chapeau de toile
goudronnée qui a abrité sa tête pendant la durée de son service sur le
pont; il n'est pas jusqu'au tabac qu'il a commencé à mâcher, qui ne
passe, pour être pressuré entièrement, dans la bouche du matelot qui
prend le quart. Rien n'est plus étrange que d'entendre, à chaque
relèvement de bordée, les plaintes de celui qui s'habille, contre celui qui
va se coucher, et qui toujours est accusé d'être un mauvais chiqueur.
Souvent on s'en rapporte au jugement du maître de quart, pour qu'il
s'assure, en pressurant lui-même la chique litigieuse, de la manière
abusive dont le matelot du plaignant, a suppé le tabac mis en commun.
Ces détails soulèveront le coeur des hommes délicats et des petites
maîtresses; mais ils sont vrais et ils doivent être connus.
Les contes des gens de mer roulent ordinairement sur des aventures
gigantesques, sur des coups de main hardis, des privations: le narrateur
entremêle à ces antiques fables du bord, des plaisanteries qui lui sont
propres et des mots d'un cynisme à part, et qui étincellent souvent
d'esprit, mais de cet esprit qui ne peut être senti que par ceux qui
connaissent les habitudes de la profession. La peinture des douceurs de
la vie n'occupe qu'une place très-circonscrite dans ces récits: c'est à
_l'abri d'une bonne bouteille de vin et mouillés à quatre amarres_ dans
un cabaret que ces hommes placent la félicité suprême; une auberge est
le théâtre de leurs illusions, le palais de leurs féeries: c'est pour eux
enfin le paradis terrestre. Ils ne s'en figurent pas d'autre, parce que leur
imagination ne peut guère aller au delà des plaisirs qui leur sont
propres.
Le conteur commence ordinairement sa narration, en criant cric! Les
auditeurs répondent crac! Et l'orateur reprend: _un tonnerre dans ton lit;
une jeune fille dans mon hamac!_ Formule qui, sous un emblème
philosophique, signifie peut-être dans leur pensée, qu'un hamac peut
être l'asile du bonheur qu'on ne trouve pas toujours à terre, dans un bon
lit.
Les histoires des matelots me ravisaient: un joli petit novice, que le
capitaine d'armes du corsaire avait embarqué à bord, se plaisait, malgré
les représentations de son protecteur, à se mettre à coté de moi, pendant
que l'on disait des contes. La voix douce du novice, ses mains blanches
et délicates, m'avaient fait supposer déjà qu'il pouvait y avoir quelque
chose d'extraordinaire dans son séjour à bord. Amateloté avec le
capitaine d'armes, il faisait rarement son quart, et son protecteur
obtenait facilement du maître d'équipage l'indulgence qui lui était
nécessaire pour faire pardonner au protégé cet oubli de la règle
commune du bord. Un matin, où les grands yeux noirs de petit Jacques
se réveillaient avec le jour, je lui demandai, avec toute la naïveté de
mon âge:
«Dis-moi donc, petit Jacques, pourquoi je ne t'ai pas vu sur le pont
quand nous avons abordé le trois-mâts?
--Ah! c'est que le capitaine d'armes m'avait placé à la soute aux
poudres.
--Tu avais donc peur?
--Je n'étais pas trop rassuré.»
Mon intention étant d'engager, avec petit Jacques, une conversation
dans laquelle l'emploi de quelques mots familiers aux femmes, pût
trahir un déguisement que je soupçonnais, je continuai ainsi:
«Est-ce que tu serais aussi peu brave que tu m'as semblé fainéant?
--Pour brave, je ne me vante pas de l'être; mais fainéante....
--Ah! je t'y prends encore une fois: tu as dit fainéante!
--Non, j'ai dit fainéant!!
Comme tu rougis!..... Pourquoi donc te trompes-tu toujours ainsi, et
parles-tu comme si tu étais une petite fille!.... L'autre jour encore,
quand
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