fait casser la figure que
nous devons tout cela. Attrape à jeter les trépassés par-dessus le bord,
avec les honneurs de la guerre.»
Des murmures se firent entendre parmi les matelots, dont les yeux
flamboyans restaient fixés sur les barils.
«Eh bien! dit Arnaudault, est-ce qu'il y aurait des mutins à mon bord?
Au surplus, s'il y en a, ils n'ont pas besoin de tant se gêner avec moi.
Que celui qui n'est pas le plus content s'avance, et peut-être
trouverons-nous moyen de lui faire sa petite affaire.» Et, en prononçant
cette dernière phrase, la main droite du capitaine avait déjà fait claquer
le chien d'un pistolet d'arçon. Personne ne répliqua, et ces corsaires, qui,
quelques minutes auparavant, allaient se faire tuer de si bon coeur,
reculèrent devant la froide menace d'un seul homme. Mais quel
homme!
Pour remplir les ordres du capitaine, les novices se mirent à fauberder
le pont encore tout marbré de sang. On prit ensuite les morts un à un.
Le maître charpentier, le chapeau bas, faisait semblant de lire, dans un
vieux livre qui ne ressemblait pas mal à un Cinq Codes, la prière des
morts, pour chacun des cadavres que l'on faisait glisser à la mer sur une
longue planche. Un officier, tué dans le combat, fut empaqueté, par
distinction pour son grade, dans un pavillon tricolore. On le jeta
par-dessus le bord, après lui avoir amarré un boulet de 12 aux pieds, et
après avoir fourré des pierres à lest dans ses vêtemens. «Ménagez ces
cailloux, dit le second à ceux qui en garnissaient l'emballage des morts:
_il faut en garder pour tout le monde_.»
Cette prévoyance ne devait pas lui être inutile. Quatre jours après il fut
jeté lui-même à la mer, et les pierres à lest ne lui manquèrent pas.
Cette prompte inhumation faite, on nous donna double ration. Un
canonnier, dont le bras avait été enlevé par un boulet, voulut, avant
d'être amputé, recevoir sa part d'eau-de-vie, pour ne pas perdre, disait-il,
ses droits après avoir perdu une partie de son individu.
«Maintenant, à nous, cria Arnaudault. Tout l'équipage à l'ordre! et aux
piastres! L'écrivain va lire le nombre de parts de chacun: la part des
morts sera mise de côté pour leur famille, s'ils en ont, et après avoir
défoncé et compté les barils un à un, chacun touchera son compte.
Philippe, fais faire silence.» Le sifflet du maître fit entendre ses sons
aigus au milieu du tumulte: tout le monde se tut, et l'écrivain, au sein du
plus grand recueillement, commença l'appel de nos hommes. A chacun
des noms des matelots tués, l'équipage interrompait l'écrivain, pour
répondre, presque en riant: _Passé du bord du diable!_
Les piastres sorties de chaque baril furent comptées et partagées
scrupuleusement. Le capitaine, avec ses douze parts, était assis sur un
monceau de pièces d'argent. Quand vint mon tour (c'était le dernier) on
me compta la demi-part qui me revenait en qualité de mousse. «Tiens,
Fil-à-Voile, me dit le capitaine en me jetant une large poignée d'argent
à la tête: _tu t'es bien patiné, j'augmente ta ration_.» La répartition faite,
les matelots se mirent à jouer leur butin aux dés; on s'achetait la ration
de vin et d'eau-de-vie; chaque quart de vin se vendait dix, vingt francs;
chaque boujaron d'eau-de-vie, autant.
La nuit, nous éprouvâmes un coup de vent, en cape sous le grand hunier.
Nos prisonniers anglais se promenaient pêle-mêle avec nous sur le pont,
l'air abattu, l'oeil morne; ils étaient nombreux, mais on ne les craignait
pas; car leur stupéfaction était au moins égale à l'insouciance des
corsaires. A leur place, des matelots français ne seraient pas restés
prisonniers deux heures, sans chercher à enlever le navire.
Le soir même du jour qui suivit notre combat avec le trois-mâts anglais,
nos matelots, pendant le coup de vent, étaient assis à l'abri des pavois,
avec autant de tranquillité que s'ils s'étaient trouvés au cabaret. Les uns,
blessés dans l'affaire, se traînant sur le pont, la jambe entortillée de
linge ou le bras en écharpe, chantaient ces complaintes de
gaillard-d'avant, rauques comme le bruit des flots, monotones comme
le mugissement des raffales qui hurlaient dans la mâture et le gréement;
les autres racontaient ces contes dont les marins de quart bercent leur
ennui, pendant leurs longues heures de veille. Enfant comme je l'étais
alors, je me plaisais à entendre ces vieilles histoires de la mer, tout
empreintes du caractère de leurs auteurs et de leur bizarre imagination.
C'est par l'effet qu'elles produisaient, pour la première fois, sur moi,
que je les juge aujourd'hui. Pour un vieux marin, les moeurs des
hommes de mer n'ont plus rien d'étrange; mais pour un passager, par
exemple, elles offrent quelque chose d'original et de neuf, que, jusqu'ici,
aucun écrivain n'a su bien rendre. C'est en rappelant ici la première
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