portait assez souvent de sa bouche
corrodée de tabac, dans les côtes des matelots raisonneurs ou
paresseux.
Me voilà donc capitaine des mousses, après quelques jours de mer,
cherchant de mon mieux à imiter l'allure de maître Philippe, qui ne se
lassait pas de répéter en me regardant faire: C'est singulier! quand je _je
le vois marcher, c'est comme qui dirait ma miniature en personne_.
Le corsaire, pendant la grotesque cérémonie de mon installation, avait
fait de la voile; il courait dans la direction que j'avais assez vaguement
indiquée. Bientôt on aperçut de dessus le pont le bâtiment chassé. C'est
une lettre de marque, disaient les uns; c'est un gros ship qui court
comme nous, disaient les autres. Tant mieux, fredonnait maître Philippe,
sur l'air de _Coeurs sensibles, coeurs fidèles_, et en se donnant des
grâces:
»Tant plus grosse est une prise, »Comm' tant plus gras est le lard, »Et
tant plus forte est la part, »Et tant plus forte est la part.»
Dès que le capitaine jugea que nous gagnions le navire aperçu, il
ordonna le branle-bas général de combat.
A ce commandement, tout le monde se trouva, comme par
enchantement, à son poste. Le capitaine d'armes distribua les pistolets,
les haches d'abordage et les poignards. Les mèches allumées furent
piquées dans le pont, près des caronades, chargées jusqu'à la gueule.
Les grappins d'abordage montèrent avec leurs lourdes chaînes au haut
des vergues. La joie brillait dans les yeux épanouis des matelots. Le
capitaine seul paraissait hésiter un peu à s'approcher du navire sur
lequel il tenait sa longue-vue braquée. Un groupe de lieutenans et de
capitaines de prise, placé derrière, semblait, en chuchotant, critiquer la
manoeuvre, prudente que nous faisions. Arnandault, ayant consulté son
second, se décida pourtant à faire hisser le pavillon anglais à la corne,
pour tromper l'ennemi qui, de son côté, arbora la même couleur. Silence!
s'écria le capitaine à cette vue: _Tout le monde à plat sur le pont!_
Nous n'étions plus qu'à une portée de pistolet du navire: alors sautant
sur le bastingage, Arnaudault crie au capitaine anglais, dans un large
porte-voix, d'où sa voix sort comme un coup de canon: Amène, brigand!
ou je te coule! Au même instant nos sabords, que nous avions masqués
avec une ceinture de toile peinte, se découvrent: nos cent cinquante
bandits, couchés à plat ventre, se dressent le poignard à la bouche, le
pistolet au poing. Notre volée part en même temps que celle de
l'ennemi, qui laisse arriver à plat, enveloppé comme nous dans un
nuage de feu et de fumée. A l'abordage, à l'abordage, enfans! hurle
notre capitaine; et une escouade de matelots saute sur l'avant, pour
remplacer la première escouade, qui se disposait, une minute
auparavant, à grimper à bord de l'ennemi, et que la mitraille a déjà
balayée. Dans un instant les nôtres tombent à bord de la prise, courant
le long de notre beaupré, ou se laissant glisser sur le pont de l'anglais,
du bout des manoeuvres amarrées à l'extrémité de nos vergues croisées
avec celles du navire abordé. Le sang coule sous les poignards, ruisselle
dans les dallots et va rougir les bords du navire. Malgré le carnage que
nous faisions à bord de la prise, son pavillon n'était pas amené. _Allons,
Fil-à-Voile_, me dit Arnaudault, et il me montrait le yacht[3] anglais.
Je comprends la pensée du capitaine: je saute à bord de l'ennemi
comme un écureuil; quelques balles sifflent à mes oreilles, je secoue la
tête, et me voilà au bout de la drisse, crochant le pavillon anglais, dont
je m'enveloppe pour revenir à bord. La prise était à nous. Un triple
hourra, poussé vers le ciel par tout notre équipage couvert de poudre et
de chairs ensanglantées, fut le _Te Deum_ de notre victoire.
[Note 3: C'est le nom que les matelots français donnent au pavillon
anglais.]
Ce n'est pas sans pertes que deux équipages se hachent pendant une
demi-heure ou trois quarts d'heure d'abordage. Vingt-trois hommes
avaient péri de notre côté. Le pont du navire capturé était couvert de
cadavres. C'était un trois-mâts armé en guerre et en marchandises, qui
se rendait de Calcutta à Londres, chargé d'indigo et de salpêtre.
Cinq barils de piastres avaient été trouvés dans la chambre du capitaine
anglais. On les plaça sur notre gaillard d'arrière, comme le trophée de
notre triomphe.
Assis sur un de ces barils, les bras croisés sur sa poitrine velue et à
moitié découverte, Arnaudault nous adressa ces mots, en daignant à
peine lever les yeux sur l'équipage qui l'entourait:
«Enfans, vous vous êtes amoureusement tappés: c'est bien, mais ce n'est
pas encore tout. Voilà des piastres qui sont à nous, et chacun va
recevoir sa ration d'argent. Mais il faut auparavant jeter nos morts à la
mer; car c'est à ceux de nos gens qui se sont
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