voix brutales qui se
confondaient, ces propos durs qui se croisaient! Et ces visages de
bronze, ces mains goudronnées, cette confusion de paroles, cette
bigarrure de couleurs et d'effets! Tout cela était de l'harmonie pour mes
oreilles, mes yeux et mes mains, qui se pressaient presque avec délices
sur les manoeuvres, sur les batteries des caronades ou la roue du
gouvernail. Au bout de quelques heures de navigation, je ne pensais
plus à mes parens. Je sentais que le bord était devenu ma maison,
l'équipage ma famille, et la mer ma patrie.
Le capitaine Arnaudault, qui nous commandait, était un de ces corsaires
fortement prononcés, que les marins nomment un Frère-la-Côte. Il
menait avec lui deux de ses fils, qu'il avait fait élever comme de jeunes
demoiselles, pour en faire plus tard, disait-il, des flibustiers comme il
faut. Toute la nuit il se promenait sur le pont, comme une hyène dans sa
cage, la longue-vue sous le bras, un foulard négligemment noué sur sa
belle tête brune et frisée. Sa large figure était sillonnée d'un coup de
hache d'abordage, qui lui était descendu du front au menton, passant
par le nez, comme il le répétait souvent, et comme il était facile de s'en
apercevoir. Lorsque du haut des mâts de perroquet, les matelots placés
en vigie criaient navire! tous les yeux se portaient sur les traits du
capitaine: c'était dans ses regards que l'équipage cherchait à lire ce qu'il
fallait faire, ou à deviner ce qu'on allait devenir. Jamais je n'ai vu, sur
un pont de navire, un homme de mer plus imposant. Dans les
circonstances ordinaires, il n'avait que cinq pieds et quelques pouces,
comme les autres; dans les momens de danger, c'était un géant, et ses
matelots des mousses.
Un beau matin, après avoir versé cinq à six boujarons de tafia à maître
Philippe, qui se plaignait toujours d'éprouver une soif du diable, et
après avoir été lui chercher la chique, qu'il oubliait chaque nuit à la tête
de son hamac, il me prit envie de monter dans la mâture avec les
gabiers qui faisaient la visite du gréement. Cramponné sur le racage du
petit perroquet, je promène, pour la première fois, mes regards encore
fort peu exercés sur le vaste horizon que le soleil levant commençait à
éclairer autour de moi, et mes yeux nagent, avec une sorte de
ravissement, dans l'étendue. A peine avais-je porté la vue sur l'espace
que le corsaire semblait vouloir dévorer avec sa proue, que j'aperçois au
loin un point rond, dont la blancheur contrastait avec la verdeur de la
mer. Mon premier mouvement fut de crier navire! A ce cri aigu tous les
regards s'élèvent vers moi. Le matelot en vigie, qui s'était laissé
endormir sur la vergue du petit perroquet, se réveille en sursaut; et,
pour me punir d'avoir pris une initiative qui l'exposait à recevoir un
châtiment sévère, il me donne un grand coup de poing. Je n'avais pas
encore le pied très-marin; mais j'étais vif et méchant. Suspendu par mes
mains aux haubans de catacois, et au dessus de la tête de mon agresseur,
je prends mes longueurs, et je lui assène de mon mieux un coup de pied
sur la figure. Il me poursuit, furieux, avec l'avantage de l'habitude: je
lui échappe avec la rapidité de la peur. Une drisse de flamme tombe
sous ma main: je la saisis et je glisse, comme un serpent sur une liane,
le long de ce cordage si grêle, jusque sur le bastingage, la tête la
première, laissant dans les enfléchures mon adversaire tout penaud. Les
gens de quart, témoins de ce combat aérien, applaudissent à mon
adresse. Maître Philippe riait aux éclats; et se disposait à accueillir à
coups de garcette le dormeur qui s'était laissé surprendre et battre par
un mousse.
Le capitaine me fait demander derrière, après ma prouesse: je crus que
c'était pour me fustiger.
--Où as-tu vu le navire?
--Là, sur l'avant à nous, capitaine.
--Est-il loin?
--Je n'en sais rien, capitaine.
--Va te coucher.
--Oui, capitaine.
Mais comme je me disposais à obéir à cet ordre un peu brusque du
capitaine, maître Philippe, qui avait causé quelques minutes avec le
second, m'invite à monter près de lui sur l'affût d'une caronade, et d'un
air moitié sérieux et moitié burlesque, il m'adresse ces mots, que
j'écoute en palpitant:
«Tu as manqué à un matelot, qui est plus que toi, et ce n'est pas bien;
mais tu ne l'as pas manqué, et je te le pardonne, pour la première fois;
si ça t'arrive encore, ce sera une autre affaire. En attendant, je te grade,
par ordre du second, capitaine des mousses, et le premier qui bougera,
tappe dessus, c'est la consigne.»
Un petit sifflet me fut attaché à la ceinture, comme celui dont maître
Philippe était décoré, et qu'il
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.