Le Monde comme il va, vision de Babouc | Page 8

Voltaire
qui ont passé toute leur
vie à peser le pour et le contre.
[19] L'édition de 1750 porte: leurs. B.
Le lettré lui répliqua: Vous avez vu notre armée avant d'arriver à
Persépolis; vous savez que nos jeunes officiers se battent très bien,
quoiqu'ils aient acheté leurs charges: peut-être verrez-vous que nos
jeunes magistrats ne jugent pas mal, quoiqu'ils aient payé pour juger.
Il le mena le lendemain au grand tribunal, où l'on devait rendre un arrêt
important. La cause était connue de tout le monde. Tous ces vieux
avocats qui en parlaient étaient flottants dans leurs opinions; ils
alléguaient cent lois, dont aucune n'était applicable au fond de la
question; ils regardaient l'affaire par cent côtés, dont aucun n'était dans
son vrai jour: les juges décidèrent plus vite que les avocats ne doutèrent.
Leur jugement fut presque unanime; ils jugèrent bien, parcequ'ils
suivaient les lumières de la raison; et les autres avaient opiné mal,
parcequ'ils n'avaient consulté que leurs livres.
Babouc conclut qu'il y avait souvent de très bonnes choses dans les
abus. Il vit dès le jour même que les richesses des financiers, qui
l'avaient tant révolté, pouvaient produire un effet excellent, car
l'empereur ayant eu besoin d'argent, il trouva en une heure, par leur
moyen, ce qu'il n'aurait pas eu en six mois par les voies ordinaires; il vit
que ces gros nuages, enflés de la rosée de la terre, lui rendaient en pluie
ce qu'ils en recevaient[20]. D'ailleurs les enfants de ces hommes
nouveaux, souvent mieux élevés que ceux des familles plus anciennes,
valaient quelquefois beaucoup mieux; car rien n'empêche qu'on ne soit

un bon juge, un brave guerrier, un homme d'état habile, quand on a eu
un père bon calculateur.
[20] Voyez daus les _Mélanges_, année 1749, le morceau intitulé:
Embellissements de Paris. B.

XI. Insensiblement Babouc fesait grâce à l'avidité du financier, qui n'est
pas au fond plus avide que les autres hommes, et qui est nécessaire[21].
Il excusait la folie de se ruiner pour juger et pour se battre, folie qui
produit de grands magistrats et des héros. Il pardonnait à l'envie des
lettrés, parmi lesquels il se trouvait des hommes qui éclairaient le
monde; il se réconciliait avec les mages ambitieux et intrigants, chez
lesquels il y avait plus de grandes vertus encore que de petits vices;
mais il lui restait bien des griefs, et surtout les galanteries des dames; et
les désolations qui en devaient être la suite le remplissaient d'inquiétude
et d'effroi.
[21] 1750 porte: «très nécessaire.» B.
Comme il voulait pénétrer dans toutes les conditions humaines, il se fit
mener chez un ministre; mais il tremblait toujours en chemin que
quelque femme ne fût assassinée en sa présence par son mari. Arrivé
chez l'homme d'état, il resta deux heures dans l'antichambre sans être
annoncé, et deux heures encore après l'avoir été. Il se promettait bien
dans cet intervalle de recommander à l'ange Ituriel et le ministre et ses
insolents huissiers. L'antichambre était remplie de dames de tout étage,
de mages de toutes couleurs, de juges, de marchands, d'officiers, de
pédants; tous se plaignaient du ministre. L'avare et l'usurier disaient:
Sans doute cet homme-là pille les provinces; le capricieux lui
reprochait d'être bizarre; le voluptueux disait: Il ne songe qu'à ses
plaisirs; l'intrigant se flattait de le voir bientôt perdu par une cabale; les
femmes espéraient qu'on leur donnerait bientôt un ministre plus jeune.
Babouc entendait leurs discours; il ne put s'empêcher de dire: Voilà un
homme bien heureux, il a tous ses ennemis dans son antichambre; il
écrase de son pouvoir ceux qui l'envient; il voit à ses pieds ceux qui le
détestent. Il entra enfin; il vit un petit vieillard courbé sous le poids des
années et des affaires, mais encore vif et plein d'esprit.[22]
[22] C'est le cardinal de Fleuri que Voltaire désigne ici; il en fait encore
l'éloge dans le _Panégyrique de Louis XV_ (voyez les _Mélanges_,
année 1748). B.

Babouc lui plut, et il parut à Babouc un homme estimable. La
conversation devint intéressante. Le ministre lui avoua qu'il était un
homme très malheureux, qu'il passait pour riche, et qu'il était pauvre;
qu'on le croyait tout puissant, et qu'il était toujours contredit; qu'il
n'avait guère obligé que des ingrats, et que dans un travail continuel de
quarante années il avait eu à peine un moment de consolation. Babouc
en fut touché, et pensa que, si cet homme avait fait des fautes, et si
l'ange Ituriel voulait le punir, il ne fallait pas l'exterminer, mais
seulement lui laisser sa place.

XII. Tandis qu'il parlait au ministre entre brusquement la belle dame
chez qui Babouc avait dîné; on voyait dans ses yeux et sur son front les
symptômes de la douleur et de la colère. Elle éclata en reproches contre
l'homme d'état, elle versa des larmes; elle
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