Le Monde comme il va, vision de Babouc | Page 7

Voltaire
troupe deux hommes qui
pussent se souffrir, ni même se parler ailleurs que chez les riches qui
les invitaient à leur table. Babouc jugea qu'il n'y aurait pas grand mal
quand cette vermine périrait dans la destruction générale.
[16] Cette phrase et la suivante furent ajoutées en 1756. Les éditions de
1748 et 1750 portent: «traits d'esprit. Le repas fini, etc.» B.

IX. Dès qu'il se fut défait d'eux, il se mit à lire quelques livres
nouveaux. Il y reconnut l'esprit de ses convives. Il vit surtout avec
indignation ces gazettes de la médisance, ces archives du mauvais goût,
que l'envie, la bassesse et la faim ont dictées; ces lâches satires où l'on
ménage le vautour, et où l'on déchire la colombe; ces romans dénués
d'imagination, où l'on voit tant de portraits de femmes que l'auteur ne
connaît pas.
Il jeta au feu tous ces détestables écrits, et sortit pour aller le soir à la
promenade. On le présenta à un vieux lettré qui n'était point venu
grossir le nombre de ses parasites. Ce lettré fuyait toujours la foule,
connaissait les hommes, en fesait usage, et se communiquait avec
discrétion. Babouc lui parla avec douleur de ce qu'il avait lu et de ce
qu'il avait vu.
Vous avez lu des choses bien méprisables, lui dit le sage lettré; mais
dans tous les temps, dans tous les pays, et dans tous les genres, le

mauvais fourmille, et le bon est rare. Vous avez reçu chez vous le rebut
de la pédanterie, parceque, dans toutes les professions, ce qu'il y a de
plus indigne de paraître est toujours ce qui se présente avec le plus
d'impudence. Les véritables sages vivent entre eux retirés et tranquilles;
il y a encore parmi nous des hommes et des livres dignes de votre
attention. Dans le temps qu'il parlait ainsi, un autre lettré les joignit;
leurs discours furent si agréables et si instructifs, si élevés au-dessus
des préjugés et si conformes à la vertu, que Babouc avoua n'avoir
jamais rien entendu de pareil. Voilà des hommes, disait-il tout bas, à
qui l'ange Ituriel n'osera toucher, ou il sera bien impitoyable.
Raccommodé avec les lettrés, il était toujours en colère contre le reste
de la nation. Vous êtes étranger, lui dit l'homme judicieux qui lui parlait;
les abus se présentent à vos yeux en foule, et le bien qui est caché, et
qui résulte quelquefois de ces abus mêmes, vous échappe.[17] Alors il
apprit que parmi les lettrés il y en avait quelques uns qui n'étaient pas
envieux, et que parmi les mages même il y en avait de vertueux. Il
conçut à la fin que ces grands corps, qui semblaient en se choquant
préparer leurs communes ruines, étaient au fond des institutions
salutaires; que chaque société de mages était un frein à ses rivales; que
si ces émules différaient dans quelques opinions, ils enseignaient tous
la même morale, qu'ils instruisaient le peuple, et qu'ils vivaient soumis
aux lois; semblables aux précepteurs qui veillent sur le fils de la maison,
tandis que le maître veille sur eux-mêmes. Il en pratiqua plusieurs, et
vit des âmes célestes. Il apprit même que parmi les fous [18] qui
prétendaient faire la guerre au grand-lama, il y avait eu de très grands
hommes. Il soupçonna enfin qu'il pourrait bien en être des moeurs de
Persépolis comme des édifices, dont les uns lui avaient paru dignes de
pitié, et les autres l'avaient ravi en admiration.
[17] Ce texte est de 1751. Dans les éditions de 1748 et 1750, on lit:
«...vous échappe. Alors ils le menèrent chez le principal mage, qu'on
appelait le surveillant, Babouc vit dans ce mage un homme digne d'être
à la tête des justes; il sut qu'il y en avait beaucoup qui lui ressemblaient.
Il conçut même que ces grands corps, etc.»
Le mot évêque, en latin episcopus, vient du grec episcopos, qui veut
dire inspecteur. En 1748 et 1750 l'archevêque de Paris était Christophe
de Beaumont, alors récemment nommé, mais qui se rendit bientôt
_ridicule et odieux à tout Paris_ (voyez tome XXII, page 339).

Beaumont, vingt-cinq ans après, ne permit pas qu'à la mort de Voltaire
on fît le service d'usage jusque-là pour chaque membre de l'académie
française. B.
[18] Les jansénistes. B.

X. Il dit à son lettré: Je conçois très bien que ces mages, que j'avais crus
si dangereux, sont en effet très utiles, surtout quand un gouvernement
sage les empêche de se rendre trop nécessaires; mais vous m'avouerez
au moins que vos jeunes magistrats, qui achètent une charge de juge
dès qu'ils ont appris à monter à cheval, doivent étaler dans les[19]
tribunaux tout ce que l'impertinence a de plus ridicule, et tout ce que
l'iniquité a de plus pervers; il vaudrait mieux sans doute donner ces
places gratuitement à ces vieux jurisconsultes
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