Le Monde comme il va, vision de Babouc | Page 7

Voltaire
la bassesse et la faim ont dictées; ces laches satires où l'on ménage le vautour, et où l'on déchire la colombe; ces romans dénués d'imagination, où l'on voit tant de portraits de femmes que l'auteur ne conna?t pas.
Il jeta au feu tous ces détestables écrits, et sortit pour aller le soir à la promenade. On le présenta à un vieux lettré qui n'était point venu grossir le nombre de ses parasites. Ce lettré fuyait toujours la foule, connaissait les hommes, en fesait usage, et se communiquait avec discrétion. Babouc lui parla avec douleur de ce qu'il avait lu et de ce qu'il avait vu.
Vous avez lu des choses bien méprisables, lui dit le sage lettré; mais dans tous les temps, dans tous les pays, et dans tous les genres, le mauvais fourmille, et le bon est rare. Vous avez re?u chez vous le rebut de la pédanterie, parceque, dans toutes les professions, ce qu'il y a de plus indigne de para?tre est toujours ce qui se présente avec le plus d'impudence. Les véritables sages vivent entre eux retirés et tranquilles; il y a encore parmi nous des hommes et des livres dignes de votre attention. Dans le temps qu'il parlait ainsi, un autre lettré les joignit; leurs discours furent si agréables et si instructifs, si élevés au-dessus des préjugés et si conformes à la vertu, que Babouc avoua n'avoir jamais rien entendu de pareil. Voilà des hommes, disait-il tout bas, à qui l'ange Ituriel n'osera toucher, ou il sera bien impitoyable.
Raccommodé avec les lettrés, il était toujours en colère contre le reste de la nation. Vous êtes étranger, lui dit l'homme judicieux qui lui parlait; les abus se présentent à vos yeux en foule, et le bien qui est caché, et qui résulte quelquefois de ces abus mêmes, vous échappe.[17] Alors il apprit que parmi les lettrés il y en avait quelques uns qui n'étaient pas envieux, et que parmi les mages même il y en avait de vertueux. Il con?ut à la fin que ces grands corps, qui semblaient en se choquant préparer leurs communes ruines, étaient au fond des institutions salutaires; que chaque société de mages était un frein à ses rivales; que si ces émules différaient dans quelques opinions, ils enseignaient tous la même morale, qu'ils instruisaient le peuple, et qu'ils vivaient soumis aux lois; semblables aux précepteurs qui veillent sur le fils de la maison, tandis que le ma?tre veille sur eux-mêmes. Il en pratiqua plusieurs, et vit des ames célestes. Il apprit même que parmi les fous [18] qui prétendaient faire la guerre au grand-lama, il y avait eu de très grands hommes. Il soup?onna enfin qu'il pourrait bien en être des moeurs de Persépolis comme des édifices, dont les uns lui avaient paru dignes de pitié, et les autres l'avaient ravi en admiration.
[17] Ce texte est de 1751. Dans les éditions de 1748 et 1750, on lit: ?...vous échappe. Alors ils le menèrent chez le principal mage, qu'on appelait le surveillant, Babouc vit dans ce mage un homme digne d'être à la tête des justes; il sut qu'il y en avait beaucoup qui lui ressemblaient. Il con?ut même que ces grands corps, etc.?
Le mot évêque, en latin episcopus, vient du grec episcopos, qui veut dire inspecteur. En 1748 et 1750 l'archevêque de Paris était Christophe de Beaumont, alors récemment nommé, mais qui se rendit bient?t _ridicule et odieux à tout Paris_ (voyez tome XXII, page 339). Beaumont, vingt-cinq ans après, ne permit pas qu'à la mort de Voltaire on f?t le service d'usage jusque-là pour chaque membre de l'académie fran?aise. B.
[18] Les jansénistes. B.

X. Il dit à son lettré: Je con?ois très bien que ces mages, que j'avais crus si dangereux, sont en effet très utiles, surtout quand un gouvernement sage les empêche de se rendre trop nécessaires; mais vous m'avouerez au moins que vos jeunes magistrats, qui achètent une charge de juge dès qu'ils ont appris à monter à cheval, doivent étaler dans les[19] tribunaux tout ce que l'impertinence a de plus ridicule, et tout ce que l'iniquité a de plus pervers; il vaudrait mieux sans doute donner ces places gratuitement à ces vieux jurisconsultes qui ont passé toute leur vie à peser le pour et le contre.
[19] L'édition de 1750 porte: leurs. B.
Le lettré lui répliqua: Vous avez vu notre armée avant d'arriver à Persépolis; vous savez que nos jeunes officiers se battent très bien, quoiqu'ils aient acheté leurs charges: peut-être verrez-vous que nos jeunes magistrats ne jugent pas mal, quoiqu'ils aient payé pour juger.
Il le mena le lendemain au grand tribunal, où l'on devait rendre un arrêt important. La cause était connue de tout le monde. Tous ces vieux avocats qui en parlaient étaient flottants dans leurs opinions; ils alléguaient cent lois, dont aucune n'était applicable au fond de la question;
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