Le Monde comme il va, vision de Babouc | Page 8

Voltaire
ils regardaient l'affaire par cent c?tés, dont aucun n'était dans son vrai jour: les juges décidèrent plus vite que les avocats ne doutèrent. Leur jugement fut presque unanime; ils jugèrent bien, parcequ'ils suivaient les lumières de la raison; et les autres avaient opiné mal, parcequ'ils n'avaient consulté que leurs livres.
Babouc conclut qu'il y avait souvent de très bonnes choses dans les abus. Il vit dès le jour même que les richesses des financiers, qui l'avaient tant révolté, pouvaient produire un effet excellent, car l'empereur ayant eu besoin d'argent, il trouva en une heure, par leur moyen, ce qu'il n'aurait pas eu en six mois par les voies ordinaires; il vit que ces gros nuages, enflés de la rosée de la terre, lui rendaient en pluie ce qu'ils en recevaient[20]. D'ailleurs les enfants de ces hommes nouveaux, souvent mieux élevés que ceux des familles plus anciennes, valaient quelquefois beaucoup mieux; car rien n'empêche qu'on ne soit un bon juge, un brave guerrier, un homme d'état habile, quand on a eu un père bon calculateur.
[20] Voyez daus les _Mélanges_, année 1749, le morceau intitulé: Embellissements de Paris. B.

XI. Insensiblement Babouc fesait grace à l'avidité du financier, qui n'est pas au fond plus avide que les autres hommes, et qui est nécessaire[21]. Il excusait la folie de se ruiner pour juger et pour se battre, folie qui produit de grands magistrats et des héros. Il pardonnait à l'envie des lettrés, parmi lesquels il se trouvait des hommes qui éclairaient le monde; il se réconciliait avec les mages ambitieux et intrigants, chez lesquels il y avait plus de grandes vertus encore que de petits vices; mais il lui restait bien des griefs, et surtout les galanteries des dames; et les désolations qui en devaient être la suite le remplissaient d'inquiétude et d'effroi.
[21] 1750 porte: ?très nécessaire.? B.
Comme il voulait pénétrer dans toutes les conditions humaines, il se fit mener chez un ministre; mais il tremblait toujours en chemin que quelque femme ne f?t assassinée en sa présence par son mari. Arrivé chez l'homme d'état, il resta deux heures dans l'antichambre sans être annoncé, et deux heures encore après l'avoir été. Il se promettait bien dans cet intervalle de recommander à l'ange Ituriel et le ministre et ses insolents huissiers. L'antichambre était remplie de dames de tout étage, de mages de toutes couleurs, de juges, de marchands, d'officiers, de pédants; tous se plaignaient du ministre. L'avare et l'usurier disaient: Sans doute cet homme-là pille les provinces; le capricieux lui reprochait d'être bizarre; le voluptueux disait: Il ne songe qu'à ses plaisirs; l'intrigant se flattait de le voir bient?t perdu par une cabale; les femmes espéraient qu'on leur donnerait bient?t un ministre plus jeune.
Babouc entendait leurs discours; il ne put s'empêcher de dire: Voilà un homme bien heureux, il a tous ses ennemis dans son antichambre; il écrase de son pouvoir ceux qui l'envient; il voit à ses pieds ceux qui le détestent. Il entra enfin; il vit un petit vieillard courbé sous le poids des années et des affaires, mais encore vif et plein d'esprit.[22]
[22] C'est le cardinal de Fleuri que Voltaire désigne ici; il en fait encore l'éloge dans le _Panégyrique de Louis XV_ (voyez les _Mélanges_, année 1748). B.
Babouc lui plut, et il parut à Babouc un homme estimable. La conversation devint intéressante. Le ministre lui avoua qu'il était un homme très malheureux, qu'il passait pour riche, et qu'il était pauvre; qu'on le croyait tout puissant, et qu'il était toujours contredit; qu'il n'avait guère obligé que des ingrats, et que dans un travail continuel de quarante années il avait eu à peine un moment de consolation. Babouc en fut touché, et pensa que, si cet homme avait fait des fautes, et si l'ange Ituriel voulait le punir, il ne fallait pas l'exterminer, mais seulement lui laisser sa place.

XII. Tandis qu'il parlait au ministre entre brusquement la belle dame chez qui Babouc avait d?né; on voyait dans ses yeux et sur son front les sympt?mes de la douleur et de la colère. Elle éclata en reproches contre l'homme d'état, elle versa des larmes; elle se plaignit avec amertume de ce qu'on avait refusé à son mari une place où sa naissance lui permettait d'aspirer, et que ses services et ses blessures méritaient; elle s'exprima avec tant de force, elle mit tant de graces dans ses plaintes, elle détruisit les objections avec tant d'adresse, elle fit valoir les raisons avec tant d'éloquence, qu'elle ne sortit point de la chambre sans avoir fait la fortune de son mari.
Babouc lui donna la main: Est-il possible, madame, lui dit-il, que vous vous soyez donné toute cette peine pour un homme que vous n'aimez point, et dont vous avez tout à craindre? Un homme que je n'aime point! s'écria-t-elle: sachez que mon mari est le meilleur ami que j'aie
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