Le Monde comme il va, vision de Babouc | Page 6

Voltaire
nombreuse et opulente. Ituriel me para?t un peu sévère.
[14] C'est aussi d'après l'édition de 1750 que je rétablis la fin de cet alinéa. B.

VII. Babouc, fort incertain sur ce qu'il devait penser de Persépolis, résolut de voir les mages et les lettrés; car les uns étudient la sagesse, et les autres la religion; et il se flatta que ceux-là obtiendraient grace pour le reste du peuple. Dès le lendemain matin il se transporta dans un collège de mages. L'archimandrite lui avoua qu'il avait cent mille écus de rente pour avoir fait voeu de pauvreté, et qu'il exer?ait un empire assez étendu en vertu de son voeu d'humilité; après quoi il laissa Babouc entre les mains d'un petit frère qui lui fit les honneurs.
Tandis que ce frère lui montrait les magnificences de cette maison de pénitence, un bruit se répandit qu'il était venu pour réformer toutes ces maisons. Aussit?t il re?ut des mémoires de chacune d'elles; et les mémoires disaient tous en substance: ?Conservez-nous, et détruisez toutes les autres.? A entendre leurs apologies, ces sociétés étaient toutes nécessaires; à entendre leurs accusations réciproques, elles méritaient toutes d'être anéanties. Il admirait comme il n'y avait aucune d'elles qui, pour édifier l'univers, ne voul?t en avoir l'empire. Alors il se présenta un petit homme qui était un demi-mage, et qui lui dit: Je vois bien que l'oeuvre va s'accomplir; car Zerdust est revenu sur la terre; les petites filles prophétisent, en se fesant donner des coups de pincettes par-devant et le fouet par-derrière[15]. Ainsi nous vous demandons votre protection contre le grand-lama. Comment! dit Babouc, contre ce pontife-roi qui réside au Thibet?--Contre lui-même.--Vous lui faites donc la guerre, et vous levez contre lui des armées?--Non; mais il dit que l'homme est libre; et nous n'en croyons rien; nous écrivons contre lui de petits livres qu'il ne lit pas; à peine a-t-il entendu parler de nous, il nous a seulement fait condamner, comme un ma?tre ordonne qu'on échenille les arbres de ses jardins. Babouc frémit de la folie de ces hommes qui fesaient profession de sagesse, des intrigues de ceux qui avaient renoncé au monde, de l'ambition et de la convoitise orgueilleuse de ceux qui enseignaient l'humilité et le désintéressement; il conclut qu'Ituriel avait de bonnes raisons pour détruire toute cette engeance
[15] Tel est le texte de 1748 et de toutes les autres éditions. Mais l'édition de 1750, que j'aurais peut-être d? suivre, porte:
?... par-derrière. Il est évident que le monde va finir: ne pourriez-vous point, avant cette belle époque, nous protéger contre le grand-lama?--Quel galimatias, dit Babouc, contre le grand-lama? contre ce pontife-roi qui réside au Thibet?--Oui, dit le petit demi-mage avec un air opiniatre, contre lui-même.--Vous lui faites donc la guerre, vous avez donc des armées? dit Babouc.--Non, dit l'autre, mais nous avons écrit contre lui trois on quatre mille gros livres qu'on ne lit point, et autant de brochures, que nous fesons lire par des femmes: à peine a-t-il entendu, etc.? B.

VIII. Retiré chez lui, il envoya chercher des livres nouveaux pour adoucir son chagrin, et il pria quelques lettrés à d?ner pour se réjouir. Il en vint deux fois plus qu'il n'en avait demandé, comme les guêpes que le miel attire. Ces parasites se pressaient de manger et de parler; ils louaient deux sortes de personnes, les morts et eux-mêmes, et jamais leurs contemporains, excepté le ma?tre de la maison. Si quelqu'un d'eux disait un bon mot, les autres baissaient les yeux et se mordaient les lèvres de douleur de ne l'avoir pas dit. Ils avaient moins de dissimulation que les mages, parcequ'ils n'avaient pas de si grands objets d'ambition. Chacun d'eux briguait une place de valet et une réputation de grand homme; ils se disaient en face des choses insultantes, qu'ils croyaient des traits d'esprit. [16]Ils avaient eu quelque connaissance de la mission de Babouc. L'un d'eux le pria tout bas d'exterminer un auteur qui ne l'avait pas assez loué il y avait cinq ans; un autre demanda la perte d'un citoyen qui n'avait jamais ri à ses comédies; un troisième demanda l'extinction de l'académie, parcequ'il n'avait jamais pu parvenir à y être admis. Le repas fini, chacun d'eux s'en alla seul, car il n'y avait pas dans toute la troupe deux hommes qui pussent se souffrir, ni même se parler ailleurs que chez les riches qui les invitaient à leur table. Babouc jugea qu'il n'y aurait pas grand mal quand cette vermine périrait dans la destruction générale.
[16] Cette phrase et la suivante furent ajoutées en 1756. Les éditions de 1748 et 1750 portent: ?traits d'esprit. Le repas fini, etc.? B.

IX. Dès qu'il se fut défait d'eux, il se mit à lire quelques livres nouveaux. Il y reconnut l'esprit de ses convives. Il vit surtout avec indignation ces gazettes de la médisance, ces archives du mauvais go?t, que l'envie,
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