Le Mariage de Loti | Page 8

Pierre Loti
que je pus lui en donner.
Quand les premières notes du piano commencèrent à résonner dans l'atmosphère chaude et sonore, le silence se fit et Rarahu écouta en extase... Jamais rien de semblable n'avait frappé son oreille; la surprise et le ravissement dilataient ses yeux étranges. Le tam-tam aussi s'était tu, et derrière nous les groupes se serraient sans bruit: --on n'entendait plus que le fr?lement des étoffes légères,
--le vol des grandes phalènes, qui venaient effleurer de leurs ailes la flamme des bougies,--et le bruissement lointain du Pacifique.
Alors parut Ariitéa, appuyée au bras d'un commandant anglais, et s'apprêtant à valser.
--Elle est très belle, Loti, dit tout bas Rarahu.
--Très belle, Rarahu, répondis-je...
--Et tu vas aller à cette fête; et ton tour viendra de danser aussi avec elle en la tenant dans tes bras, tandis que Rarahu rentrera toute seule avec Tiahoui, tristement se coucher à Apiré! En vérité non, Loti, tu n'iras pas, dit-elle en s'exaltant tout à coup. Je suis venue pour te chercher...
--Tu verras, Rarahu, comme le piano résonnera bien sous mes doigts; tu m'écouteras jouer et jamais musique si douce n'aura frappé ton oreille. Tu partiras ensuite parce que la nuit s'avance. Demain viendra vite, et demain nous serons ensemble...
--Mon Dieu, non, Loti, tu n'iras pas, répéta-t-elle encore, de sa voix d'enfant que la fureur faisait trembler...
Puis, avec une prestesse de jeune chatte nerveuse et courroucée, elle arracha mes aiguillettes d'or, froissa mon col, et déchira du haut en bas le plastron irréprochable de ma chemise britannique...
En effet, je ne pouvais plus, ainsi maltraité, me présenter au bal de la reine;--force me fut de faire contre fortune bon coeur, et, en riant, de suivre Rarahu, dans les bois du district d'Apiré...
Mais, quand nous f?mes seuls dans la campagne, loin du bruit de la fête, au milieu des bois et de l'obscurité, autour de moi je trouvai tout absurde et maussade, le calme de la nuit, le ciel brillant d'étoiles inconnues, le parfum des plantes tahitiennes, tout, jusqu'à la voix de l'enfant délicieuse qui marchait à mon c?té... Je songeais à Ariitéa, en longue tunique de satin bleu, valsant là-bas chez la reine, et un ardent désir m'attirait vers elle;--Rarahu avait ce soir-là fait fausse route, en m'entra?nant dans la solitude.

XXII
LOTI A SA SOEUR A BRIGHTBURY
Papeete, 1872.
"Chère petite soeur,
"Me voilà sous le charme, mois aussi--sous le charme de ce pays qui ne ressemble à aucun autre.--Je crois que je le vois comme jadis le voyait Georges, à travers le même prisme enchanteur; depuis deux mois à peine j'ai mis le pied dans cette ?le,--et déjà je me suis laissé captiver.--La déception des premiers jours est bien loin aujourd'hui, et je crois que c'est ici, comme disait Mignon, que je voudrais vivre, aimer et mourir...
"Six mois encore à passer dans ce pays, la décision est prise depuis hier par notre commandant, qui, lui aussi, se trouve mieux ici qu'ailleurs; le Rendeer ne partira pas avant octobre; d'ici là je me serai fait entièrement à cette existence doucement énervante, d'ici là je serai devenu plus d'à moitié indigène, et je crains qu'à l'heure du départ il ne me faille terriblement souffrir...
"Je ne puis te dire tout ce que j'éprouve d'impressions étranges, en retrouvant à chaque pas mes souvenirs de douze ans... Petit gar?on, au foyer de famille, je songeais à l'Océanie; à travers le voile fantastique de l'inconnu, je l'avais comprise et devinée telle que je la trouve aujourd'hui.--Tous ces sites étaient DéJA VUS, tous ces noms étaient connus, tous ces personnages sont bien ceux qui jadis hantaient mes rêves d'enfant, si bien que par instants c'est aujourd'hui que je crois rêver...
"Cherche, dans les papiers que nous a laissés Georges, une photographie déjà effacée par le temps: une petite case au bord de la mer, batie aux pieds de cocotiers gigantesques, et enfouie sous la verdure...-- C'était la sienne.--Elle est encore là à sa place...
"On me l'a indiquée,--mais c'était inutile,--tout seul je l'aurais reconnue...
"Depuis son départ, elle est restée vide; le vent de la mer et les années l'ont disjointe et meurtrie; les broussailles l'ont recouvertes, la vanille l'a tapissée,--mais elle a conservé le nom tahitien de Georges, on l'appelle encore la case de Rouéri...
"La mémoire de Rouéri est restée en honneur chez beaucoup d'indigènes,- -chez la reine surtout, par qui je suis aimé et accueilli en souvenir de lui.
"Tu avais les confidences de Georges, toi, ma soeur; tu savais sans doute qu'une Tahitienne qu'il avait aimée avait vécu près de lui pendant ses quatre années d'exil...
"Et moi qui n'étais alors qu'un petit enfant, je devinais tout seul ce que l'on ne me disait pas; je savais même qu'elle lui écrivait, j'avais vu sur son bureau tra?ner des lettres, écrites dans une langue inconnue, qu'aujourd'hui je commence à parler et à comprendre.
"Son nom était Ta?maha.--Elle habite près d'ici, dans une ?le voisine,
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