Le Mariage de Loti | Page 9

Pierre Loti
et j'aimerais la voir.--J'ai souvent désiré rechercher sa trace--et puis, au dernier moment j'hésite, un sentiment indéfinissable, comme un scrupule, m'arrête au moment de remuer cette cendre, et de fouiller dans ce passé intime de mon frère, sur lequel la mort a jeté son voile sacré...

XXIII
éCONOMIE SOCIALE ET PHILOSOPHIE
Le caractère des Tahitiens est un peu celui des petits enfants--Ils sont capricieux fantasques,--boudeurs tout à coup et sans motif;-- foncièrement honnêtes toujours,--et hospitaliers dans l'acception du mot la plus complète...
Le caractère contemplatif est extraordinairement développé chez eux; ils sont sensibles aux aspects gais ou tristes de la nature, accessibles à toutes les rêveries de l'imagination...
La solitude des forêts, les ténèbres, les épouvantent, et ils les peuplent sans cesse de fant?mes et d'esprits.
Les bains nocturnes sont en honneur à Tahiti; au clair de lune, des bandes de jeunes filles s'en vont dans les bois se plonger dans des bassins naturels d'une délicieuse fra?cheur.--C'est alors que ce simple mot: "Toupapahou!" jeté au milieu des baigneuses les met en fuite comme des folles...--(Toupapahou est le nom de ces fant?mes tatoués qui sont la terreur de tous les Polynésiens,--mot étrange, effrayant en lui-même et intraduisible...)
En Océanie, le travail est chose inconnue.--Les forêts produisent d'elles-mêmes tout ce qu'il faut pour nourrir ces peuplades insouciantes; le fruit de l'arbre-à-pain, les bananes sauvages, croissent pour tout le monde et suffisent à chacun.--Les années s'écoulent pour les Tahitiens dans une oisiveté absolue et une rêverie perpétuelle,--et ces grands enfants ne se doutent pas que dans notre belle Europe tant de pauvres gens s'épuisent à gagner le pain du jour...

XXIV
UN NUAGE
... La bande insouciante et paresseuse était au complet au bord du ruisseau d'Apiré, et Tétouara, qui était en veine d'esprit, versait sur nous tous, à demi endormis dans les herbes, des facéties rabelaisiennes, --tout en se bourrant de cocos et d'oranges.
On n'entendait guère que sa voix de crécelle, mêlée aux bruissements de quelques cigales qui chantaient là leur chanson de midi, à l'heure même où, sur l'autre face de la boule du monde, mes amis d'autrefois sortaient des théatres de Paris, transis et emmitouflés, dans le brouillard glacial des nuits d'hiver...
La nature était tranquille et énervée; une brise tiède passait mollement sur la cime des arbres, et une foule de petits ronds de soleil dansaient ga?ment sur nous, multipliés à l'infini par le tamisage léger des goyaviers et des mimosas...
Nous v?mes s'avancer tout à coup une personne vêtue d'une tunique tra?nante en gaze vert d'eau, avec de longs cheveux noirs soigneusement nattés, et, sur le front, une couronne de jasmin...
On voyait un peu, à travers la fine tunique, sa gorge pure de jeune fille que n'avait jamais contrariée aucune entrave... On voyait aussi qu'elle avait roulé, autour de ses hanches, un pareo somptueux, dont les grandes fleurs blanches sur fond rouge transparaissaient sous la gaze légère...
Je n'avais jamais vu Rarahu si belle, ni se prenant autant au sérieux...
Un grand succès d'admiration avait salué son entrée... Le fait est qu'elle était bien jolie ainsi,--et que sa coquetterie embarrassée la rendait encore plus charmante...
Confuse et intimidée, elle était venu à moi; puis, sur l'herbe, elle s'était assise à mon c?té, et restait là immobile, les joues empourprées sous leur bistre, les yeux baissés, comme une enfant coupable qui tremble qu'on ne l'interroge et ne la confonde...
--Loti, tu fais très bien les choses, disait-on dans la galerie...
Et les jeunes femmes auxquelles mon étonnement n'avait point échappé, firent entendre dans les hautes herbes de petits éclats de rire contenus qui disaient une foule de méchantes choses;--Tétouara, fine et impitoyable, pronon?a sur la belle robe de gaze ces astucieuses paroles:
--Elle est faite d'une étoffe chinoise!
Et les éclats de rire redoublèrent;--il en partait de derrière tous les goyaviers,--il en sortait de l'eau du ruisseau; il en venait de partout,--et la pauvre petite Rarahu était bien près de fondre en larmes...

XXV
TOUJOURS LE NUAGE
..."Elle est faite d'une étoffe chinoise!" avait dit Tétouara...
Parole grosse de sous-entendus venimeux,--parole acérée à triple pointe, qui souvent me revenait en tête...
En vérité j'étais tout à fait étranger à cette robe de gaze verte... Ce n'étaient point non plus les vieux parents adoptifs de Rarahu,-- lesquels vivaient à moitié nus dans leur case de pandanus,--qui s'étaient lancés dans de telles prodigalités...
Et je demeurais plongé dans mes réflexions...
Les marchands chinois de Papeete sont pour les Tahitiennes un objet de dégo?t et d'horreur... Il n'est point de plus grande honte pour une jeune femme que d'être convaincue d'avoir écouté les propos galants de l'un d'entre eux...
Mais les Chinois sont malins et sont riches;--et il est notoire que plusieurs de ces personnages, à force de présents et de pièces blanches, obtiennent des faveurs clandestines qui les dédommagent du mépris public...
Je m'étais bien gardé cependant de communiquer cet horrible soup?on à John, qui e?t chargé d'anathèmes ma petite amie Rarahu... J'eus le bon go?t de ne faire
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