Le Mariage de Loti | Page 5

Pierre Loti
personne très intelligente et sensée, ne me proposait point un de ces mariages suivant les lois européennes qui encha?nent pour la vie. Elle était pleine d'indulgence pour les moeurs faciles de son pays, bien qu'elle s'effor?ait souvent de les rendre plus correctes et plus conformes aux principes chrétiens.
C'était donc simplement un mariage tahitien qui m'était offert. Je n'avais pas de motif bien sérieux pour résister à ce désir de la reine, et la petite Rarahu du district d'Apiré était bien charmante...
Néanmoins, avec beaucoup d'embarras, j'alléguai ma jeunesse.
J'étais d'ailleurs un peu sous la tutelle de l'amiral du Rendeer qui aurait pu voir d'un mauvais oeil cette union... Et puis un mariage est une chose fort co?teuse, même en Océanie... Et puis, et surtout, il y avait l'éventualité d'un prochain départ,--et laisser Rarahu dans les larmes, en e?t été une conséquence inévitable, et assurément fort cruelle.
Pomaré sourit à toutes ces raisons, dont aucune sans doute ne l'avait convaincue.
Apres un moment de silence, elle me proposa Fa?mana, sa suivante, que cette fois je refusai tout net.
Alors sa figure prit une expression de fine malice, et tout doucement ses yeux se tournèrent vers Ariitéa la princesse:
--Si je t'avais offert celle-ci, dit-elle, peut-être aurais-tu accepté avec plus d'empressement, mon petit Loti?...
La vieille femme révélait par ces mots qu'elle avait deviné le troisième et assurément le plus sérieux des secrets de mon coeur.
Ariitéa baissa les yeux, et une nuance rose se répandit sur ses joues ambrées; je sentis moi-même que le sang me montait tumultueusement au visage et le tonnerre se mit à rouler dans les profondeurs de la montagne, comme un orchestre formidable soulignant la situation tendue d'un mélodrame...
Pomaré satisfaite de sa facétie riait sous cape. Elle avait mis à profit le trouble qu'elle venait d'occasionner pour marquer deux fois té tané (l'homme), c'est-à-dire le roi...
Pomaré, dont un des passe-temps favoris était le jeu d'écarté, était extraordinairement tricheuse, elle trichait même aux soirées officielles, dans les parties intéressées qu'elle jouait avec les amiraux ou le gouverneur, et les quelques louis qu'elle y pouvait gagner n'étaient certes pour rien dans le plaisir qu'elle éprouvait à rendre capots ses partenaires...

XIV
Rarahu possédait deux robes de mousseline, l'une blanche, l'autre rose, qu'elle mettait alternativement le dimanche par-dessus son pareo bleu et jaune, pour aller au temple des missionnaires protestants, à Papeete. Ces jours-là, ses cheveux étaient séparés en deux longues nattes noires très épaisses; de plus, elle piquait au-dessus de l'oreille (à l'endroit où les vieux greffiers mettent leur plume) une large fleur d'hibiscus, dont le rouge ardent donnait une paleur transparente à sa joue cuivrée.
Elle restait peu de temps à Papeete après le service religieux, évitant la société des jeunes femmes, les échoppes des Chinois marchands de thé, de gateau et de bière. Elle était très sage, et en donnant la main à Tiahoui, elle rentrait à Apiré pour se déshabiller.
Un petit sourire contenu, une petite moue discrète, étaient les seuls signes d'intelligence que m'envoyaient les deux petites filles, quand par hasard nous nous rencontrions dans les avenues de Papeete...

XV
... Nous avions déjà passé bien des heures ensemble, Rarahu et moi, au bord du ruisseau de Fataoua, dans notre salle de bain sous les goyaviers, quand Pomaré me fit l'étrange proposition d'un mariage.
Et, Pomaré, qui savait tout ce qu'elle voulait savoir, connaissait cela fort bien.
Bien longtemps j'avais hésité.--J'avais résisté de toutes mes forces, --et cette situation singulière s'était prolongée, au delà de toute vraisemblance, plusieurs jours durant: quand nous nous étentions sur l'herbe pour faire ensemble le somme de midi, et que Rarahu entourait mon corps de ses bras, nous nous endormions l'un près de l'autre, à peu près comme deux frères.
C'était une bien enfantine comédie que nous jouions là tous deux, et personne assurément ne l'e?t soup?onnée. Le sentiment "qui fit hésiter Faust au seuil de Marguerite" éprouvé pour une fille de Tahiti, m'e?t peut-être fait sourire moi-même, avec quelques années de plus; il e?t bien amusé l'état-major de Rendeer, en tout cas, et m'e?t comblé de ridicule aux yeux de Tétouara...........................................................
Les vieux parents de Rarahu, que j'avais craint de désoler d'abord, avaient sur ces questions des idées tout à fait particulières qui en Europe n'auraient point cours. Je n'avais pas tardé à m'en apercevoir.
Ils s'étaient dit qu'une grande fille de quatorze ans n'est plus une enfant, et n'a pas été créée pour vivre seule... Elle n'allait pas se prostituer à Papeete, et c'était là tout ce qu'ils avaient exigé de sa sagesse.
Ils avaient jugé que mieux valait Loti qu'un autre, Loti très jeune comme elle, qui leur paraissait doux et semblait l'aimer... et , après réflexion, les deux vieillards avaient trouvé que c'était bien...
John lui-même, mon bien-aimé frère John, qui voyait tout avec ses yeux si étonnamment purs, qui éprouvait une surprise douloureuse quand on lui contait mes promenades nocturnes en compagnie de Fa?mana dans les
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