Le Mariage de Loti | Page 4

Pierre Loti
elle faisait l'effet d'une personne du Congo que l'on aurait égarée parmi des misses anglaises.
Tétouara avec une inépuisable belle humeur, une ga?té simiesque, une impudeur absolue, entretenait autour d'elle le bruit et le mouvement. Cette propriété de sa personne la rendait précieuse à ses nonchalantes compagnes; elle était une des notabilités du ruisseau de Fataoua...

XI
PRéSENTATION
Ce fut vers midi, un jour calme et br?lant, que pour la première fois de ma vie j'aper?us ma petite amie Rarahu. Les jeunes femmes tahitiennes, habituées du ruisseau de Fataoua, accablées de sommeil et de chaleur, étaient couchées tout au bord, sur l'herbe, les pieds trempant dans l'eau claire et fra?che.--L'ombre de l'épaisse verdure descendait sur nous, verticale et immobile; de larges papillons d'un noir de velours, marqués de grands yeux couleur scabieuse, volaient lentement, ou se posaient sur nous, comme si leurs ailes soyeuses eussent été trop lourdes pour les enlever; l'air était chargé de senteurs énervantes et inconnues; tout doucement je m'abandonnais à cette molle existence, je me laissais aller aux charmes de l'Océanie...
Au fond du tableau, tout à coup des broussailles de mimosas et de goyaviers s'ouvrirent, on entendit un léger bruit de feuilles qui se froissent,--et deux petites filles parurent, examinant la situation avec des mines de souris qui sortent de leurs trous.
Elles étaient coiffées de couronnes de feuillage, qui garantissaient leur tête contre l'ardeur du soleil; leurs reins étaient serrés dans des pareos (pagnes) bleu foncé à grandes raies jaunes; leurs torses fauves étaient sveltes et nus; leurs cheveux noirs, longs et dénoués... Point d'Européens, point d'étrangers, rien d'inquiétant en vue... Les deux petites, rassurées, vinrent se coucher sous la cascade qui se mit à s'éparpiller plus bruyamment autour d'elles...
La plus jolie des deux était Rarahu; l'autre Tiahoui, son amie et sa confidente...
Alors Tétouara, prenant rudement mon bras, ma manche de drap bleu marine sur laquelle brillait un galon d'or,--l'éleva au-dessus des herbes dans lesquelles j'étais enfoui,--et la leur montra avec une intraduisible expression de bouffonnerie, en l'agitant comme un épouvantail.
Les deux petites créatures, comme deux moineaux auxquels on montre un babouin, se sauvèrent terrifiées,--et ce fut là notre présentation, notre première entrevue...

XII
Les renseignements qui me furent sur-le-champ fournis par Tétouara se résumaient à peu près à ceci:
--Ce sont deux petites sottes qui ne sont pas comme les autres, et ne font rien comme nous toutes. La vieille Huamahine qui les garde est une femme à principes, qui leur défend de se commettre avec nous.
Elle, Tétouara, e?t été personnellement très satisfaite si ces deux filles se fussent laissé apprivoiser par moi; elle m'engageait très vivement à tenter cette aventure.
Pour les trouver, il suffisait, d'après ses indications, de suivre sous les goyaviers un imperceptible sentier qui au bout de cent pas conduisait à un bassin plus élevé que le premier et moins fréquenté aussi.--Là, disait-elle, le ruisseau de Fataoua se répandait encore dans un creux de rocher qui semblait fait tout exprès pour le tête-à- tête ou trois personnes intimes.--C'était la salle de bain particulière de Rarahu et de Tiahoui; on pouvait dire que là s'était passée toute leur enfance...
C'était un recoin tranquille, au-dessus duquel faisaient vo?te de grands arbres-à-pain aux épaisses feuilles,--des mimosas, des goyaviers et de fines sensitives. L'eau fra?che y bruissait sur de petits cailloux polis; on y entendait de très loin, et perdus en murmure confus, les bruits du grand bassin, les rires des jeunes femmes et la voix de crécelle de Tétouara.

XIII
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--Loti, me disait un mois plus tard la reine Pomaré, de sa grosse voix rauque--Loti, pourquoi n'épouserais-tu pas la petite Rarahu du district d'Apiré?... Cela serait beaucoup mieux, je t'assure, et te poserait davantage dans le pays...
C'était sous la véranda royale que m'était faite cette question.-- J'étais allongé sur une natte, et tenais en main cinq cartes que venait de me servir mon amie Téria; en face de moi était étendue ma bizarre partenaire, la reine, qui apportait au jeu d'écarté une passion extrême; elle était vêtue d'un peignoir jaune à grandes fleurs noires, et fumait une longue cigarette de pandanus, faite d'une seule feuille roulée sur elle-même. Deux suivantes couronnées de jasmin marquaient nos points, battaient nos cartes, et nous aidaient de leurs conseils, en se penchant curieusement sur nos épaules.
Au dehors, la pluie tombait, une de ces pluies torrentielles, tièdes, parfumées, qu'amènent là-bas les orages d'été; les grandes palmes des cocotiers se couchaient sous l'ondée, leurs nervures puissantes ruisselaient d'eau. Les nuages amoncelés formaient avec la montagne un fond terriblement sombre et lourd; tout en haut de ce tableau fantastique, on voyait percer dans le lointain la corne noire du morne de Fataoua. Dans l'air étaient suspendues des émanations d'orage qui troublaient le sens et l'imagination...
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"épouser la petite Rarahu du district d'Apiré." Cette proposition me prenait au dépourvu, et me donnait beaucoup à réfléchir...
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Il allait sans dire que la reine, qui était une
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