Le Mariage de Loti | Page 8

Pierre Loti
donnant
la main à Tiahoui. C'étaient bien elles deux,--qui semblaient intimidées
de se trouver dans ce milieu inusité, où tant de jeunes femmes les
regardaient. Elles m'abordaient avec de petites mines, demi- souriantes,
demi-pincées,--et il était aisé de voir que l'orage était dans l'air.
--Ne veux-tu pas te promener avec nous, Loti? Ici ne nous connais-tu
pas? Et ne sommes-nous pas autant que les autres bien habillées et
jolies?
Elles savaient bien qu'elles l'étaient plus que les autres, au contraire,--et,
sans cette conviction, probablement elles n'eussent point tenté
l'aventure.
--Allons plus près, dit Rarahu; je veux voir à ce qu'elles font dans la
maison de la reine.
Et tous trois, nous tenant par la main, au milieu des tuniques de
mousseline et des couronnes de fleurs, nous nous approchâmes des
fenêtres ouvertes,--pour regarder ensemble cette chose singulière à plus
d'un titre: une réception chez la reine Pomaré.
--Loti, demanda d'abord Tiahoui,--celles-ci, que font-elles?... Elle
montrait de la main un groupe de femmes légèrement bistrées, et parées
de longues tuniques éclatantes, qui étaient assises avec des officiers
autour d'une table couverte d'un tapis vert. Elles remuaient des pièces
d'or et de nombreux petits carrés de carton peint, qu'elles faisaient
glisser rapidement dans leurs doigts, tandis que leurs yeux noirs
conservaient leur impassible expression de câlinerie et de nonchalance
exotique.
Tiahoui ignorait absolument les secrets du poker et du baccara; elle ne
saisit que d'une manière imparfaite les explications que je pus lui en
donner.

Quand les premières notes du piano commencèrent à résonner dans
l'atmosphère chaude et sonore, le silence se fit et Rarahu écouta en
extase... Jamais rien de semblable n'avait frappé son oreille; la surprise
et le ravissement dilataient ses yeux étranges. Le tam-tam aussi s'était
tu, et derrière nous les groupes se serraient sans bruit: --on n'entendait
plus que le frôlement des étoffes légères,
--le vol des grandes phalènes, qui venaient effleurer de leurs ailes la
flamme des bougies,--et le bruissement lointain du Pacifique.
Alors parut Ariitéa, appuyée au bras d'un commandant anglais, et
s'apprêtant à valser.
--Elle est très belle, Loti, dit tout bas Rarahu.
--Très belle, Rarahu, répondis-je...
--Et tu vas aller à cette fête; et ton tour viendra de danser aussi avec elle
en la tenant dans tes bras, tandis que Rarahu rentrera toute seule avec
Tiahoui, tristement se coucher à Apiré! En vérité non, Loti, tu n'iras pas,
dit-elle en s'exaltant tout à coup. Je suis venue pour te chercher...
--Tu verras, Rarahu, comme le piano résonnera bien sous mes doigts; tu
m'écouteras jouer et jamais musique si douce n'aura frappé ton oreille.
Tu partiras ensuite parce que la nuit s'avance. Demain viendra vite, et
demain nous serons ensemble...
--Mon Dieu, non, Loti, tu n'iras pas, répéta-t-elle encore, de sa voix
d'enfant que la fureur faisait trembler...
Puis, avec une prestesse de jeune chatte nerveuse et courroucée, elle
arracha mes aiguillettes d'or, froissa mon col, et déchira du haut en bas
le plastron irréprochable de ma chemise britannique...
En effet, je ne pouvais plus, ainsi maltraité, me présenter au bal de la
reine;--force me fut de faire contre fortune bon coeur, et, en riant, de
suivre Rarahu, dans les bois du district d'Apiré...

Mais, quand nous fûmes seuls dans la campagne, loin du bruit de la fête,
au milieu des bois et de l'obscurité, autour de moi je trouvai tout
absurde et maussade, le calme de la nuit, le ciel brillant d'étoiles
inconnues, le parfum des plantes tahitiennes, tout, jusqu'à la voix de
l'enfant délicieuse qui marchait à mon côté... Je songeais à Ariitéa, en
longue tunique de satin bleu, valsant là-bas chez la reine, et un ardent
désir m'attirait vers elle;--Rarahu avait ce soir-là fait fausse route, en
m'entraînant dans la solitude.

XXII
LOTI A SA SOEUR A BRIGHTBURY
Papeete, 1872.
"Chère petite soeur,
"Me voilà sous le charme, mois aussi--sous le charme de ce pays qui ne
ressemble à aucun autre.--Je crois que je le vois comme jadis le voyait
Georges, à travers le même prisme enchanteur; depuis deux mois à
peine j'ai mis le pied dans cette île,--et déjà je me suis laissé
captiver.--La déception des premiers jours est bien loin aujourd'hui, et
je crois que c'est ici, comme disait Mignon, que je voudrais vivre,
aimer et mourir...
"Six mois encore à passer dans ce pays, la décision est prise depuis hier
par notre commandant, qui, lui aussi, se trouve mieux ici qu'ailleurs; le
Rendeer ne partira pas avant octobre; d'ici là je me serai fait
entièrement à cette existence doucement énervante, d'ici là je serai
devenu plus d'à moitié indigène, et je crains qu'à l'heure du départ il ne
me faille terriblement souffrir...
"Je ne puis te dire tout ce que j'éprouve d'impressions étranges, en
retrouvant à chaque pas mes souvenirs de douze ans... Petit garçon, au
foyer de famille, je
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 61
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.